Après Jean Rouch – Premier Film… qui est, en définitive, le premier film de Rouch (vous êtes le co-auteur du premier film de Jean Rouch !), vous allez voir Jonas Mekas pour faire le deuxième numéro d’une série sur les grands documentaristes… Et ça ne se passe pas du tout comme prévu…
Non… Après mon émission Live et la sienne, j’avais pris rendez-vous avec Mekas, en novembre 90, pour le printemps 91. Entre-temps la guerre du Golfe éclate et me laisse hors de moi. Je ne veux pas dire en colère, je veux dire « out ». C’est ma seule expérience de dépression, au sens clinique. Une sortie du temps. L’impression que le temps ne coule plus. Très désagréable, comme je disais à ma mère… En fait, j’ai peut-être retrouvé là ce sentiment affreux d’être seul de mon espèce. Je voyais parfaitement qu’on tuait deux mille personnes par jour sous ces incroyables bombardements… et autour de moi, personne, personne, ne semblait s’en rendre compte. La plupart des gens se sont laissé complètement baiser par la propagande des media.
Pendant ce temps, moi, je passais mes nuits à creuser dans le sable pour essayer d’enterrer ces Irakiens sans défense, comme autrefois, j’essayais de faire évader les juifs qu’on envoyait dans les camps ! C’est peut-être pour ça que j’adore les terrassiers… Bref, vous imaginez dans quel état je suis arrivé à New York… J’avais complètement oublié pourquoi j’allais voir Mekas !
Malgré ça vous avez tout de même réalisé quelque chose ?
Oui, on a fait un film qui revisite son œuvre mais qui n’est pas très bon. Je vais en reprendre les meilleures parties dans les bonus du DVD de Célébrations, le film que j’ai finalement tiré de cette rencontre avec Mekas après la guerre du Golfe.
C’est votre société Kinofilm qui produit ce DVD ?
Oui. Petite publicité : il y aura nos entretiens, les « actings » qu’il a faits pour moi, ses paraboles les plus connues… plus la collection des News of The Day que Jonas a tournés pourNewsreel dans les années 60. Des documents fabuleux.
Quel était le point de vue de Mekas sur la guerre du Golfe ?
Je ne sais pas… Je devine des choses, mais je n’en sais rien au fond. Je me méfie d’ailleurs de ces histoires de « point de vue ». Ce qui est important, c’est ce qu’on voit, c’est qu’on voie… Et Jonas avait vu, évidemment. C’est quand même un type qui a passé un an dans des camps de travaux forcés nazis à la fin de la guerre et quatre ans dans des camps de réfugiés après. Il a été poursuivi à la fois par la Gestapo et le Guépéou : il connaît la chanson, et les paroles…
On a donc assez peu parlé de la guerre et passé beaucoup de temps, dix jours exactement, à faire des virées dans New York, à boire des bières, à reprendre pied dans la vie, avec un bonheur extraordinaire. Parce que même si le monde est horrible, la vie est extraordinaire. Et le retour à la vie, quand on reprend pied comme ça, c’est bouleversant. Sorti de cette dépression, je retrouvais tout comme si je le découvrais pour la première fois : la lumière, les gens…
Vous dites, ou vous laissez entendre, que Célébrations est un film sur votre « rencontre » avec Mekas, mais c’est aussi – et surtout – un film sur votre vie quotidienne avec votre femme à New York, c’est une histoire d’amour…
Vous voyez : l’habitus encore ! Un mec a bien du mal à ne pas penser en mec. On se dit qu’on a évolué et on reste un vieux machiste petit-bourgeois : tout ce que j’ai fait, tout ce que j’ai vu, tout ce que j’ai compris… c’est moi, le mec, avec mes copains éventuellement. Les femmes, les enfants – j’ai deux filles – ça ne compte pas… Alors qu’en général, si on a compris quelque chose, c’est en grande partie grâce aux femmes.
Dans la séquence que vous appelez Un moment d’amitié, il y a plusieurs plans de votre femme, qui ressemble à Ava Gardner : on ne fait pas des plans comme ça sans amour… Vous êtes d’accord avec moi ? Célébrations est bien un film d’amour ?
Oui, d’amour de la vie. Et… d’amour. Qu’est-ce que vous me faites dire !
On ne peut pas dire que vous filmiez comme Mekas, pour différentes raisons et d’abord parce que vous filmez en vidéo, mais il y a quelque chose de Mekas, une influence de Mekas…
Oui, je crois que j’ai vraiment adhéré, à ce moment-là, à la démarche mekasienne de l’« instantaneous reaction », la réaction instantanée. Je crois que le cinéma de Mekas pourrait se définir comme un cinéma « réactif ». Réagir à ce qu’on voit, non pas pour « dire » des choses dessus ou pour « s’exprimer », mais pour dire simplement : « C’est là que je vis, ces choses-là sont ma vie ». C’est en cela que le cinéma de Mekas est intrinsèquement autobiographique. Ce n’est pas parce qu’il parle de sa vie, c’est d’abord parce qu’il filme comme ça.
Ce que vous dites fait penser aussi aux photos de Robert Frank…
Oui, c’est la même bande, le même esprit. Cartier Bresson nous dit : voilà ce que j’ai pu saisir du monde, au mieux de mon talent, de mon intelligence, avec toute l’honnêteté dont je suis capable… Frank, une photo de Frank, c’est à la fois un lieu, des gens, une lumière… et « qu’est-ce que je fous là ? qu’est-ce que je fous sur cette route, sur cette plage, dans ce bar ? »
Est-ce que vous diriez que cette influence de Mekas vous a changé ?
Pas moi, mais ma façon de filmer, sans doute. J’espère. Parce que j’avais un peu trop le goût de la « belle image ». Ce qui ne veut pas dire que les images de Mekas ne soient pas belles, elles sont souvent sublimes, mais ce n’est jamais de la « belle image ».
Passons à La lettre jamais écrite (1990), qui s’inscrit aussi dans les débuts d’Arte avec la fameuse série Live.
C’était une idée de Philippe Grandrieux. Son projet initial, si j’ai bien compris, était de placer vingt-quatre cinéastes sur les vingt-quatre fuseaux horaires et de leur demander de filmer pendant une heure. Une heure sans interruption. Un plan-séquence d’une heure. On aurait eu comme ça « une heure simultanée » du monde… Il avait tout un discours bergsonien là-dessus, que je n’ai pas très bien compris. Mais ça n’a pas d’importance, car de toute façon, la chaîne a très vite ramené, pour des raisons d’économie, les vingt-quatre kamikazes à dix-huit – et on nous a envoyé aux quatre coins du monde à différents moments. (…) Mais je voudrais d’abord rendre hommage à l’idée de Philippe, une idée quasiment indépassable ! Faire un plan-séquence d’une heure, traîner une caméra, et cadrer seconde par seconde, pendant une heure, c’est im-po-ssible ! Voilà la belle idée. Vous me direz que ce n’est pas une idée neuve : le scénario de la « mission impossible » est même complètement éculé. Mais Philippe l’a renouvelé en déplaçant l’impossibilité au niveau de la réalisation ! Mission impossible extra-diégétique ! On ne se demande plus comment Tom Cruise va tenir contre toute une armée, mais comment le malheureux filmmaker va tenir la distance, ce qu’il va bien pouvoir faire pour « remplir » son heure, pour trouver encore autre chose à montrer : c’est… hitchcokien !
Regardez Berlin 10/90, l’épisode de la série réalisé par Robert Kramer : à un moment, il n’en peut plus, il n’a plus rien à dire, il est vidé – à deux moments même… et il s’assied tout simplement, à moitié nu, devant la caméra. Je crois que la seconde fois, il reste cinq minutes immobile à regarder la caméra. C’est admirable ! On en revient à ce que je disais tout à l’heure : les dispositifs a priori, surtout les plus tordus, vous forcent à trouver des trucs, parfois cons, mais parfois formidables. Moi, je ne pourrais jamais livrer mon corps comme ça : faut être américain. Il faut avoir cette façon qu’avait Kramer, ou Cassavetes et d’autres, de « filmer au corps » leurs acteurs – ou leurs « modèles » – de les travailler au corps. Nous, les Français, on filme plutôt la tête.
Revenons à votre participation à la série Live. Philippe Grandrieux vous parle de Bergson, et puis ?
Et puis, j’ai commencé à réfléchir. L’idée de faire un plan-séquence d’une heure, c’est très excitant. Mekas m’a dit que ça l’avait complètement branché. Je ne sais plus ce que j’ai trouvé, j’avais toute une liste sur un bout de papier, mais je l’ai perdue. Finalement, je me suis rabattu sur l’idée de faire quelque chose dans une usine. J’ai l’impression que c’est ce qu’on attendait de moi. A cette époque, pas mal de gens me considéraient comme un « cinéaste militant », point. Rouch m’appelait « Monsieur LIP » ! Bref, on est parti sur cette piste, ce qui m’a donné l’occasion, entre autres, de visiter les usines Renault de l’île Seguin, ce qui m’a rappelé les bons souvenirs de la grève du Département 38 en janvier 73 et celle, très importante, du 12/40, en mars-avril, dans lesquelles les Cahiers ont aussi joué un grand rôle.
Et puis un jour, Philippe est venu me montrer le film qu’avait fait Robert Frank. &CCedil;a s’appelait It’s all true… parce que tout était faux ! Frank avait mis quarante acteurs dans la rue – ce qu’on n’était pas censé faire – et il allait d’un groupe à l’autre « surprendre » d’étonnantes saynètes… bien préparées !
J’ai dit à Philippe : oh là là, si c’est comme ça, oublions les usines, je pars au Japon. En fait je ne pensais qu’à aller au Japon, je visitais toutes ces usines distraitement, mais mon esprit était au Japon…
Où votre père venait de mourir.
Oui.
Et… – on peut le dire ? – volontairement.
Oui. A certains égards, c’est un film là-dessus.
Mais c’est surtout un film sur notre relation. Je me suis dit que j’allais raconter en une heure… les quelques minutes par ci par là où on a communiqué, ou si vous voulez, où on a été dans l’amour tout simplement.
Une idée qui vous vient, en partie du moins, de Duane Michals et de sa fameuse photo A letter from my father.
Absolument.
Photo qui vous inspire également le titre de votre émission :The letter that was never written. Ou : La lettre jamais écrite.
Oui. C’est une des fameuses photos de Duane, avec texte. Un texte qui dit à peu près : « Mon père m’a toujours dit qu’il m’écrirait un jour une lettre très spéciale. Une lettre où il partagerait avec moi quelque chose d’intime, quelque chose entre nous deux. C’est ce que je voulais lire dans cette lettre : je voulais qu’il me dise où il avait caché son amour pour moi. Mais il est mort… et la lettre n’est jamais arrivée. Et je n’ai jamais trouvé l’endroit où il avait caché son amour. »
Au début de mon plan-séquence, j’explique à ma belle-mère japonaise que les pères n’écrivent jamais la fameuse lettre et que c’est donc aux fils de l’écrire à leur place…
Après quoi j’empoigne la caméra et je pars dans une interminable virée où je raconte, en relation avec les endroits que je montre, les quelques moments où mon père m’a dévoilé son amour.
Parcours incroyable ! Dans cette maison japonaise parfaitement harmonieuse, il y a une série d’embûches inouïes, des détails d’architecture, des paravents et des escaliers, une cour intérieure, un jardin japonais que vous traversez pour monter vers un cimetière entouré d’immenses falaises, et finalement un bureau plein de livres… où tout s’achève : vous accumulez les dénivelés qui sont des métaphores de ces strates de mémoires que vous parcourez.
Je n’y avais pas pensé. Mais c’est vrai, il y a des niveaux…
Autre tour de force, non seulement le parcours est ininterrompu, mais il s’accompagne d’un commentaire continu.
Oui, ça ce n’est pas sans rapport avec ce que j’avais fait avec Rouch juste avant : c’est la parole issue de l’image, au lieu d’être plaquée dessus. Quand on filme et qu’on décrit en même temps ce qu’on filme, c’est formidable, parce que c’est la caméra ou l’image qui dicte le rythme de la parole. Ce n’est plus une parole sortie d’une tête et qui tombe sur le pauvre monde, mais une parole qui vient du monde.
Et du corps !
Oui, ça c’est formidable aussi. &CCedil;a fait partie du dispositif « impossible » de Philippe : au bout de cinq minutes à traîner cette foutue caméra, cassé en deux, on est complètement essoufflé. La parole est donc prise dans ce souffle que, d’habitude, on n’entend pas. Qu’on entend d’autant moins que, la parole ayant un sens qui monopolise l’attention, la présence du corps a tendance à disparaître. L’essoufflement rend donc à cette parole un corps, une qualité corporelle, une sorte de vérité immédiate. Tout devient vrai.
Vous aviez écrit le texte avant ?
Oui, en grande partie, mais ça ne change rien. L’important, c’est le « pendant ». Et pendant le plan, c’est le corps qui parle. C’est ça qui compte.
A propos de votre film et de celui de Kramer, François Niney a beaucoup parlé, dans L’Epreuve du réel à l’écran, de votre position devant et derrière la caméra, qui donne aussi à votre parole un autre statut…
Oui, forcément, mais je n’arriverais pas à le dire aussi bien que François Niney…
(Voir le texte de François Niney dans la rubrique “Textes” du film)