Interview de Dominique Dubosc

Le Documentariste ou le Roman d’enfance marque votre vrai retour au cinéma après la longue interruption consacrée à la politique… Comment vous est venue l’idée de cette structure narrative assez originale ?

L’idée est venue d’un roman de Perec qui s’appelle W ou le souvenir d’enfance, que vous connaissez sûrement, et qui est constitué de deux histoires indépendantes : W – et – Le souvenir d’enfance. Il s’agit de deux petits récits écrits et publiés dans les années 60 je crois, et que, des années plus tard, Perec a eu l’idée de rapprocher, ou plutôt de croiser chapitre par chapitre, pour en faire un nouveau roman : W ou Le souvenir d’enfance. Je rappelle que W, c’est la description « ethnologique » d’une société imaginaire, qui est en fait un camp de concentration nazi. Et Le souvenir d’enfance, c’est l’enquête minutieuse que mène Perec pour retrouver le souvenir enfoui de ses premières années – et la découverte de la mort de sa mère… dans un camp de concentration.

Les deux histoires sont donc liées, en fait…

Oui, secrètement. Ou par un secret. J’y reviendrai…
Alors… cette structure croisée – un chapitre de W / un chapitre duSouvenir d’enfance – m’avait fasciné. Et je m’étais dit : bonne idée ! Quand je dis « bonne idée », c’est toujours par rapport au fric, j’espère toujours trouver un bon truc pour gagner un peu de fric… La « bonne idée », en l’occurrence, c’est que je pouvais, en puisant dans mes propres archives, fabriquer – sans rien tourner –une de mes deux histoires : celle d’un jeune documentariste en Amérique du Sud – c’est-à-dire la moitié du film !
Je vais en parler aussi sec à Thierry Garrel, qui venait d’être nommé Directeur des Documentaires à LA SEPT, une espèce de petite chaîne culturelle qui n’émettait que par satellite et qui pouvait donc se permettre des « expériences »… Je lui dis : « J’ai la moitié du film, file moi de quoi faire l’autre. » Il me répond : « Banco… quand tu auras trouvé l’autre histoire. Et si les deux histoires marchent ensemble, naturellement. » Pas fou…
Je reviens donc chez moi sans un sou – il m’avait quand même payé le repas – et je réfléchis.
Parenthèse : il y a quand même quelque chose d’intéressant dans les structures ou les dispositifs narratifs a priori, surtout les plus tordus – et Perec adorait ça : c’est qu’ils vous forcent à trouver une solution.
La solution ou l’idée que je trouve finalement, toujours en m’inspirant du bouquin de Perec, c’est de raconter mon « roman d’enfance », c’est-à-dire l’histoire ou le « roman » que j’ai mis à la place de mes premières années, celles qui sont enfouies dans ce qu’on appelle l’amnésie infantile.

Excusez-moi, mais c’est bien plus que ça : c’est l’idée de raconter à votre mère un « roman » dans lequel elle est fortement impliquée !

J’allais le dire. Donc : d’un côté, l’histoire d’un jeune homme qui commence à faire des films plutôt sombres en Amérique du Sud – et de l’autre, l’histoire d’un enfant né en Chine, parfaitement heureux en Chine, et qui sombre quand on le ramène en France.

Et entre les deux, un « sombre » secret…

Evidemment. Je résume : quand mes parents, qui étaient restés coincés en Chine pendant la guerre – mon père était Consul à Pékin -, reviennent en France, ils n’ont pas d’appartement, et en plus c’est la crise du logement. Ils décident donc de me laisser provisoirement dans un home d’enfants en Suisse. Le provisoire a duré ans… J’avais quatre ans, je ne parlais que le chinois, les Suisses… pas très bien. J’ai pas compris. Du tout. J’ai fini par croire que ces braves gens n’existaient pas, c’est-à-dire que j’étais le seul être de mon espèce. Comme je le dis à ma mère dans le film : ce n’était pas agréable…

Et elle ne vous croit pas !

Oui, c’est formidable. Si elle m’avait cru, le film aurait été moins bon.

Entre sa position sur le canapé, sa beauté et celle qu’on devine sur les photos, le magnifique chat chartreux, les vases chinois sur la cheminée du salon bourgeois, votre mère est l’image même de la perfection… ce qui rend sa froideur encore plus terrible. Et vous, vous avez cette position… comment dire ? – amène, comme pour l’amener à avoir un élan qui ne vient jamais.

Oui… il y a différentes formes d’amour… c’est pas simple !
Alors, le secret… Le secret de ce petit enfant, au terme de cette plongée dans la solitude, est qu’il se récupère sur une chose abominable, qui est l’image des camps de concentration ! Dans ces institutions, en 45, 46, 47, il y avait beaucoup de petits enfants juifs qui eux étaient là parce que leurs parents n’y étaient plus. Du tout. Et ces enfants parlaient beaucoup des camps de concentration. Les journaux d’enfants de l’époque, commeVaillant, en étaient pleins aussi. Je me souviens d’une bande dessinée qui s’appelait Fifi du FFI ( !) qui ne parlait que de sabotages, de tortures, d’exécutions. Je me souviens aussi d’un petit copain polonais, Benoît, dont le père était parti, probablement à Auschwitz : on rêvait ensemble qu’il s’était évadé. Les camps sont venus remplir un besoin des autres – je vais très vite hein – c’est devenu une famille idéale.
Et en définitive, c’est ce qui « explique », dans la fiction du film – parce que tout récit organisé, comme ce que je vous raconte en ce moment d’ailleurs, est une fiction – c’est ce qui « explique » donc que, vingt ans plus tard, le petit garçon solipsiste ait commencé à faire des documentaires dans une léproserie ou une mine d’étain…

Vous ne racontez pas la fin, qui est terrible…

Non.

C’est intéressant que vous considériez que tout récit est une fiction, ça met définitivement à mal la distinction entre « documentaire » et « fiction »

Vous savez, je crois, comme Conrad, qu’un récit doit être fondé sur la réalité, c’est-à-dire rester aussi proche que possible des faits réels. Il détestait l’invention pure, qui était, pour lui, le contraire de l’imagination. Cela dit, à partir du moment où, d’une part, on travaille ses images, où on les épure, où on les fait tendre vers ce que le même Conrad appelait « la valeur idéale des choses » – et d’autre part, qu’on organise toute cette matière selon des dispositifs narratifs qui produisent des effets très précis, eh bien quelle est la différence entre ce « document » mis en forme et une « fiction » ? Je dis souvent, un peu par provocation, que le documentaire est plus fictionnel que la fiction, parce qu’il est souvent plus travaillé, plus imaginatif, au niveau du tournage comme du montage.

Très bien, alors parlons un peu de ces « effets très précis » et en particulier des effets de montage dans Le Documentariste.

Il me semble qu’il y a deux effets, au moins, qui sont inclus dans la structure même du film, c’est-à-dire dans cette alternance mécanique de deux histoires toutes les deux ou trois minutes.
Pendant deux ou trois minutes, vous suivez une histoire, puis vous passez à une autre, sachant que la première continue, qu’elle va revenir. Vous l’attendez, donc. Que va devenir cette merveilleuse jeune fille qui part en Chine à la veille de la guerre ? Quel autre film va faire ce jeune homme après la léproserie ? Les deux récits linéaires augmentent mutuellement l’attente de « la suite ». Ils la déplacent « par derrière », si je peux dire.
Autre effet purement mécanique : quand on revient à l’histoire n°2, par exemple, on tombe sur quelque chose de nouveau, sur un nouvel espace-temps qui n’a rien à voir avec celui de la séquence précédente, qui est « tout frais » donc – et qui est en même temps la suite d’une histoire connue : double plaisir…

Vous avez retrouvé l’effet ou le plaisir du changement instantané d’espace-temps des films de pirates.

Ou le vieux truc des feuilletons…

Il y a aussi autre chose : dans ce film, vous êtes à la fois devant et derrière la caméra.

Oui, mais alternativement : dans le Documentariste, je suis toujours derrière. Dans le Roman, je suis toujours devant, avec ma mère.

Sauf à la fin.

Sauf à la fin…