Interview de Dominique Dubosc

Passons à La lettre jamais écrite (1990), qui s’inscrit aussi dans les débuts d’Arte avec la fameuse série Live.

C’était une idée de Philippe Grandrieux. Son projet initial, si j’ai bien compris, était de placer vingt-quatre cinéastes sur les vingt-quatre fuseaux horaires et de leur demander de filmer pendant une heure. Une heure sans
interruption. Un plan-séquence d’une heure. On aurait eu comme ça « une heure simultanée » du monde… Il avait tout un discours bergsonien là-dessus, que je n’ai pas très bien compris. Mais ça n’a pas d’importance, car de toute façon, la chaîne a très vite ramené, pour des raisons d’économie, les vingt-quatre kamikazes à dix-huit – et on nous a envoyé aux quatre coins du monde à différents moments. (…) Mais je voudrais d’abord rendre hommage à l’idée de Philippe, une idée quasiment indépassable ! Faire un plan-séquence d’une heure, traîner une caméra, et cadrer seconde par seconde, pendant une heure, c’est im-po-ssible ! Voilà la belle idée. Vous me direz que ce n’est pas une idée neuve : le scénario de la « mission impossible » est même complètement éculé. Mais Philippe l’a renouvelé en déplaçant l’impossibilité au niveau de la réalisation ! Mission impossible extra-diégétique ! On ne se demande plus comment Tom Cruise va tenir contre toute une armée, mais comment le malheureux filmmaker va tenir la distance, ce qu’il va bien pouvoir faire pour « remplir » son heure, pour trouver encore autre chose à montrer : c’est… hitchcokien !
Regardez Berlin 10/90, l’épisode de la série réalisé par Robert Kramer : à un moment, il n’en peut plus, il n’a plus rien à dire, il est vidé – à deux moments même… et il s’assied tout simplement, à moitié nu, devant la caméra. Je crois que la seconde fois, il reste cinq minutes immobile à regarder la caméra. C’est admirable ! On en revient à ce que je disais tout à l’heure : les dispositifs a priori, surtout les plus tordus, vous forcent à trouver des trucs, parfois cons, mais parfois formidables. Moi, je ne pourrais jamais livrer mon corps comme ça : faut être américain. Il faut avoir cette façon qu’avait Kramer, ou Cassavetes et d’autres, de « filmer au corps » leurs acteurs – ou leurs « modèles » – de les travailler au corps. Nous, les Français, on filme plutôt la tête.

Revenons à votre participation à la série Live. Philippe Grandrieux vous parle de Bergson, et puis ?

Et puis, j’ai commencé à réfléchir. L’idée de faire un plan-séquence d’une heure, c’est très excitant. Mekas m’a dit que ça l’avait complètement branché. Je ne sais plus ce que j’ai trouvé, j’avais toute une liste sur un bout de papier, mais je l’ai perdue. Finalement, je me suis rabattu sur l’idée de faire quelque chose dans une usine. J’ai l’impression que c’est ce qu’on attendait de moi. A cette époque, pas mal de gens me considéraient comme un « cinéaste militant », point. Rouch m’appelait « Monsieur LIP » ! Bref, on est parti sur cette piste, ce qui m’a donné l’occasion, entre autres, de visiter les usines Renault de l’île Seguin, ce qui m’a rappelé les bons souvenirs de la grève du Département 38 en janvier 73 et celle, très importante, du 12/40, en mars-avril, dans lesquelles les Cahiers ont aussi joué un grand rôle.
Et puis un jour, Philippe est venu me montrer le film qu’avait fait Robert Frank. &CCedil;a s’appelait It’s all true… parce que tout était faux ! Frank avait mis quarante acteurs dans la rue – ce qu’on n’était pas censé faire – et il allait d’un groupe à l’autre « surprendre » d’étonnantes saynètes… bien préparées !
J’ai dit à Philippe : oh là là, si c’est comme ça, oublions les usines, je pars au Japon. En fait je ne pensais qu’à aller au Japon, je visitais toutes ces usines distraitement, mais mon esprit était au Japon…

Où votre père venait de mourir.

Oui.

Et… – on peut le dire ? – volontairement.

Oui. A certains égards, c’est un film là-dessus.
Mais c’est surtout un film sur notre relation. Je me suis dit que j’allais raconter en une heure… les quelques minutes par ci par là où on a communiqué, ou si vous voulez, où on a été dans l’amour tout simplement.

Une idée qui vous vient, en partie du moins, de Duane Michals et de sa fameuse photo A letter from my father.

Absolument.

Photo qui vous inspire également le titre de votre émission :The letter that was never written. Ou : La lettre jamais écrite.

Oui. C’est une des fameuses photos de Duane, avec texte. Un texte qui dit à peu près : « Mon père m’a toujours dit qu’il m’écrirait un jour une lettre très spéciale. Une lettre où il partagerait avec moi quelque chose d’intime, quelque chose entre nous deux. C’est ce que je voulais lire dans cette lettre : je voulais qu’il me dise où il avait caché son amour pour moi. Mais il est mort… et la lettre n’est jamais arrivée. Et je n’ai jamais trouvé l’endroit où il avait caché son amour. »
Au début de mon plan-séquence, j’explique à ma belle-mère japonaise que les pères n’écrivent jamais la fameuse lettre et que c’est donc aux fils de l’écrire à leur place…
Après quoi j’empoigne la caméra et je pars dans une interminable virée où je raconte, en relation avec les endroits que je montre, les quelques moments où mon père m’a dévoilé son amour.

Parcours incroyable ! Dans cette maison japonaise parfaitement harmonieuse, il y a une série d’embûches inouïes, des détails d’architecture, des paravents et des escaliers, une cour intérieure, un jardin japonais que vous traversez pour monter vers un cimetière entouré d’immenses falaises, et finalement un bureau plein de livres… où tout s’achève : vous accumulez les dénivelés qui sont des métaphores de ces strates de mémoires que vous parcourez.

Je n’y avais pas pensé. Mais c’est vrai, il y a des niveaux…

Autre tour de force, non seulement le parcours est ininterrompu, mais il s’accompagne d’un commentaire continu.

Oui, ça ce n’est pas sans rapport avec ce que j’avais fait avec Rouch juste avant : c’est la parole issue de l’image, au lieu d’être plaquée dessus. Quand on filme et qu’on décrit en même temps ce qu’on filme, c’est formidable, parce que c’est la caméra ou l’image qui dicte le rythme de la parole. Ce n’est plus une parole sortie d’une tête et qui tombe sur le pauvre monde, mais une parole qui vient du monde.

Et du corps !

Oui, ça c’est formidable aussi. &CCedil;a fait partie du dispositif « impossible » de Philippe : au bout de cinq minutes à traîner cette foutue caméra, cassé en deux, on est complètement essoufflé. La parole est donc prise dans ce souffle que, d’habitude, on n’entend pas. Qu’on entend d’autant moins que, la parole ayant un sens qui monopolise l’attention, la présence du corps a tendance à disparaître. L’essoufflement rend donc à cette parole un corps, une qualité corporelle, une sorte de vérité immédiate. Tout devient vrai.

Vous aviez écrit le texte avant ?

Oui, en grande partie, mais ça ne change rien. L’important, c’est le « pendant ». Et pendant le plan, c’est le corps qui parle. C’est ça qui compte.

A propos de votre film et de celui de Kramer, François Niney a beaucoup parlé, dans L’Epreuve du réel à l’écran, de votre position devant et derrière la caméra, qui donne aussi à votre parole un autre statut…

Oui, forcément, mais je n’arriverais pas à le dire aussi bien que François Niney…

(Voir le texte de François Niney dans la rubrique “Textes” du film)