Qu’est-ce qui vous a motivé à partir en Palestine dès le début de la seconde Intifada ?
Trop Long. Je ne peux pas répondre en deux phrases. J’ai fait un entretien là-dessus – quinze pages… – avec Janine Euvrard, à paraître cet automne dans son bouquin sur le cinéma palestinien et israélien.
Disons que j’ai su, le lendemain du déclenchement de l’Intifada, qu’ilfallait que j’y aille. La décision était prise. Je suis parti fin novembre 2000, tout de suite après le festival belge « Filmer à tout prix », que j’aime beaucoup. Avec une structure ou un dispositif a priori, qui vient d’ailleurs de ce séjour à Bruxelles.
Encore une structure a priori…
Oui, et qui a bien joué son rôle. Qui était très juste, je crois, du moins pour un premier film sur la question.
J’ai tout simplement décidé que le film serait un triptyque, comme les triptyques de Brueghel ou de Bosch qu’on peut voir au Musée des Beaux Arts. Ou comme le film de Van der Keuken L’œil au-dessus du puits.
Je savais même que ma partie centrale, le panneau central, devait absolument traiter du problème des réfugiés, puisque c’est le centre de la question palestinienne. Je savais donc que ma « base » de tournage serait un camp de réfugiés.
Mais je voulais aussi montrer le pays palestinien : les champs, les villages, les routes… les check-points, l’impossibilité de circuler librement. Il fallait donc que je trouve une idée pour parcourir ce pays, dans les deux « panneaux » latéraux. Et finalement, je vous passe les péripéties, j’ai trouvé, encore par hasard, un marionnettiste sans peur, qui m’a embarqué sur le siège arrière de sa voiture pendant plusieurs semaines…
Le film se compose finalement d’une série de petits tableaux de la vie du camp de Dheisheh, encadrée par les tribulations d’un marionnettiste qui va d’écoles en écoles, jusqu’à ce que ça devienne quasiment suicidaire.
Une composition qui produit ce que vous appelez un effet de montage.
Oui, je ne sais pas si c’est comme ça qu’on dit dans les écoles de cinéma. Je distingue personnellement les effets de montage produits mécaniquement par une structure comme celle-là – du montage proprement dit.
Il y a un « effet de montage » évident quand on passe sans transition d’un récit linéaire, d’un road movie, avec un héros omniprésent… à une simple accumulation de petites scènes quasiment synchroniques, d’un quotidien qui ne bouge pas – et vice versa.
Ce que j’appelle « montage », en revanche, c’est tout ce qu’on met enrelation, en rapport, en rythme, dans une partie, une séquence, une scène ou même à l’intérieur d’un plan.
A ce propos, je trouve qu’il y a dans ce film, un montage son très poussé, si on pense à la plupart des documentaires et même des films de fiction – et qui va devenir énorme dans Réminiscences d’un voyage en Palestine, où le son est, pour ainsi dire, comme la partie immergée de l’iceberg…
Oui, il y a huit pistes son « sous » l’image, presque en permanence…
En fait, à part un film, dont on n’a pas parlé, je n’ai jamais travaillé le son, ou avec le son, avant ces films palestiniens. D’abord, je n’avais pas les moyens que j’ai aujourd’hui, et de toute façon, je n’y pensais pas. Je savais – j’ai quand même lu Bresson – que le son « fait voir » mieux que l’image, mais c’était abstrait. Je n’étais pas tombé amoureux du son. Maintenant, c’est l’amour fou !
On parlait tout à l’heure des détails qui « font toucher du doigt », comme le mouchoir de cette femme qui danse la cueca, eh bien je crois que les détails sonores en sont encore plus capables que les détails visuels. Tati en a trouvé à la pelle : le son de l’abeille au début de Jour de Fête, le son du pneu qui se dégonfle dans Les Vacances de Monsieur Hulot, etc.
J’ai été frappée par le bruit des gobelets, dans cette toute petite séquence de Palestine Palestine.
Ces gobelets qui tournent par terre avaient servi au cours d’une réunion : on s’en était servi pour boire, puis comme cendriers, et puis tout s’était répandu, le vent avait fait tomber les gobelets par terre et continuait à les faire tournoyer, le lendemain, au milieu des cendres, de la poussière, des flaques d’eau. C’était la trace, minuscule, de ces heures de discussion… que je n’avais pas réussi à filmer, ou plutôt que j’avais filmées, mais qui ne donnaient jamais rien.
Quand je me suis installé à Dheisheh, dans cette espèce de centre culturel, j’ai été fasciné par toutes ces réunions, par la discipline de ces « vieux » militants de la première Intifada, par leur côté rieur, leur humour, leur passion… Je me disais « il faut que j’arrive à capter ça… mais comment faire ? »
Soit on filme une discussion et ça devient très lourd : faut suivre ce qui se dit, le discours prend le dessus sur cet aspect visuel, et c’est foutu. Soit on tente de tout ramener au visuel en gardant seulement les expressions, les gestes, les regards, et c’est l’esthétisme garanti…
Et là… je ne dis pas que ces simples gobelets montrent ces réunions, mais ils les évoquent. Et même s’ils ne les évoquent pas pour tous les spectateurs, ils restent une trace de vie, qui s’ajoute à toutes les autres petites scènes de vie de cette partie centrale du film.
Il y a comme une « absence-présence », qui est très prégnante. Mais, encore une fois, on ne « verrait » pas sans le son.
Oui, il faut entendre le roulement du gobelet, et s’il passe sur un petit gravier, il faut l’entendre sauter, il faut que cet accident devienne un événement. Il faut que ça soit, que ça existe absolument. Alors les choses deviennent vraies. Et, vous avez raison, ça ne fait pas seulement toucher du doigt ces gobelets, mais une « absence » : la réunion qui a eu lieu avant, mais aussi, et peut-être davantage, la disparition de ces gens, le champ de bataille qu’est ce pays, la ruine de tout. Enfin, on peut voir pas mal de choses. Comme dit Jonas dans une lettre qu’il m’a écrite à propos de Réminiscences : « Tu laisses parler les images, et elles parlent. Elles parlent à différents niveaux, comme seule la poésie peut le faire. »
Pour faire le lien avec ce que vous disiez de la manière de Mekas, l’ «instantaneous reaction », comment la chance de ces plans s’est-elle présentée ? Ce sont des hasards heureux ? Ou au contraire des plans provoqués, voulus ? Comment obtenez-vous ces images ?
Je ne crois pas que ce soit de l’« instantaneous reaction », plutôt de l’« attention flottante ». Je vois ça peut-être, justement parce que je ne pense à rien de précis. Je n’essaye pas de dire quelque chose de précis. J’ai ce désir frustré de montrer ces réunions, mais je suis aussi confusément rempli du sentiment de ce pays en ruine, de ces tas d’ordures qui traînent partout, de ces sacs en plastique accrochés aux barbelés… En fait je ne pense à rien : c’est au montage, en composant cette mosaïque du camp avec mon monteur Bernard Josse, qu’on s’est dit que ces trois plans de gobelets iraient bien dans le « tableau » . Ce n’est qu’au montage que je prend conscience de l’importance des images. Comme disait Giacometti : « Je ne sais ce que je vois qu’en travaillant ».
Considérez-vous que ces films réalisés en Palestine soient des films militants ?
Non. D’abord parce qu’il n’y a pas de stratégie palestinienne dans laquelle ils pourraient s’insérer. Et puis parce que personne ne m’a rien demandé. En revanche il y a une visée politique au second degré, qui rejoint la visée artistique. La fonction de l’art, je reprends la fameuse formule de Conrad, c’est « faire voir, ceci et rien d’autre ». Dans le cas particulier de la Palestine, faire voir, c’est rendre réelles l’existence des Palestiniens et de l’occupation qu’ils subissent. Une occupation qu’on « oublie », ou qui est terriblement abstraite, vue d’ici.
J’ai cru devoir donner, au début du film (Palestine Palestine), quelques exemples des décrets militaires israéliens, qui régissent tous les aspects de la vie des Palestiniens – qui interdisent tout en fait… Mais l’essentiel du propos, ce que je me suis proposé de faire, ce n’est pas de dénoncer ces lois, c’est « faire voir (les Palestiniens), ceci et rien d’autre ». C’est beaucoup plus important.
a rejoint aussi, si vous voulez, la devise de Mekas, celle qu’il chante au début de Walden : « They always tell me to say what I think but I only celebrate what I see ». On me demande toujours de dire ce que je pense, mais moi je célèbre seulement ce que je vois.
Est-ce la condition pour que les choses deviennent vraies ?
Vaste question… Moi je crois que la « vérité » c’est beaucoup lié à l’imagination, à la capacité d’imaginer, de voir vraiment les choses. Comme ces 150.000 ou 200.000 morts de la guerre du Golfe que la plupart des gens ne « voyaient » pas.
Vous connaissez la petite nouvelle de Conrad qui s’appelle Falk. Falk est le capitaine d’un remorqueur à Bangkok. Il a même le monopole du remorquage. C’est une espèce de géant taciturne et complètement frappadingue. Un jour, il décide qu’il n’en peut plus de sa solitude et qu’il doit impérativement se marier. Il jette son dévolu sur la nièce d’un capitaine hollandais, dont il retient pratiquement le navire en otage. Au final, il y a une scène étonnante entre Falk, venu faire sa demande, le capitaine hollandais et Conrad lui-même, qui est alors un jeune capitaine et qui sert plus ou moins de témoin à Falk. La demande faite, Falk se croit obligé de faire une confession. Et il révèle… qu’au cours d’un naufrage, il a été cannibale, il a bouffé un homme ! La fameuse nièce, soit dit en passant, est décrite par Conrad comme très appétissante… Stupeur du capitaine hollandais, lui-même décrit comme une espèce de boutiquier sans imagination, qui chasse Falk.
Et c’est là que se situe un très court dialogue qui est, pour moi, la définition même de l’art. Le Hollandais, encore sous le coup, demande à Conrad : « Est-ce que vous croyez que c’est vrai ? » Réponse de Conrad : « C’est vrai dans toute la mesure où vous pouvez le rendre vrai, et exactement de la façon dont il vous plaît de le faire. Mais à vous entendre gueuler comme un putois, je ne crois pas du tout que ce soit vrai ».
Autrement dit, la vérité est quelque chose qui doit être « rendu vrai », d’une façon ou d’une autre. Mais ce boutiquier hollandais sans imagination était bien incapable de voir la vérité de l’histoire de Falk, de comprendre la souffrance de Falk…