Interview de Dominique Dubosc

Revenons à votre collaboration avec Jean Rouch…

Collaboration, c’est beaucoup dire… Jean était un hippopotame solitaire et pas facile à harponner, vous pouvez me croire. Enfin, «Salut d’irrémédiable ! », comme on dit en Afrique. Souvenons-nous des bons côtés et ne les oublions pas. Il a quand même fait le voyage vers l’Autre. Ceux qui lui reprochent, notamment les anglo-saxons, d’avoir traduit les mythes africains en paroles trop françaises, ont tort, à mon avis. Ils sont un peu comme mon père, qui n’admettait pas les traductions. Mais si ce travail nous permet à nous aussi de faire le voyage, si ça nous émerveille, si ça nous ouvre un peu, que demande le peuple ? Et ça a été tout le sens du petit film que nous avons fait ensemble.

D’où est venue l’idée de Jean Rouch – Premier film : 1947 –1991 ?

C’est tout simple. Le soir au Musée de l’Homme, après la fermeture, je voyais parfois Rouch, dans le grand auditorium, qui enregistrait un commentaire devant l’écran. Et cette voix, cette façon de parler devant l’écran, cette espèce de transe dans laquelle il se mettait, me semblaient extraordinaires. Je voulais fixer ça. On a donc imaginé un scénario, un peu tordu, qui devait l’amener à refaire en direct le commentaire de son premier film :Au Pays des Mages Noirs (!)

Je ne me souvenais pas du titre… ou je l’avais refoulé.

Oui… C’est le titre des Actualités Françaises… oh combien françaises ! Ça me fait toujours rire, bien qu’il n’y ait pas de quoi.
Je rappelle la triste histoire : après la guerre, Jean retrouve les collabos et les planqués de l’arrière bien installés aux affaires. Il y en a même un qui lui dit : « Vous avez fait la guerre ? quelle perte de temps ! » Et Jean prétend qu’il a tourné le dos et qu’il est parti calmement. J’ai mes doutes. En tout cas il a tourné le dos à la France et il est parti. Loin… Il a descendu la boucle du Niger en pirogue avec deux amis et, en cours de route, il a filmé – entre autres – deux scènes : une scène de possession et une chasse à l’hippopotame.
De retour à Paris, il essaye de monter le film et en désespoir de cause – et par besoin de fric… toujours le fric – il vend ses rushes aux Actualités Françaises, qui font un montage très efficace. Et surtout… qui collent sur tout le film un commentaire ultra colonialiste et raciste !

Sans parler du titre…

Et le titre, bien sûr… Soit dit en passant et pour faire écho à ce que dit N’Diagne Adechoubou dans mon film, Rouch a beau s’indigner, il a quand même laissé circuler ce film raciste, sous son nom, pendant quarante ans… Ce qui en dit long sur le racisme ordinaire. Et Rossellini, qui a pris Au Pays des Mages Noirscomme première partie de programme pour Stromboli, n’a pas pensé, lui non plus, que c’était impossible… Mais j’en dirais autant de moi-même : j’ai lu Tintin au Congo pendant des années, avant de voir que c’était à vomir. L’habitus… Les gens qui me disent qu’ils ne sont pas racistes, ça me fait rigoler !

Revenons aux bons côtés… Rouch finit par corriger son film, avec vous, en improvisant un autre commentaire, et quel commentaire, quelle voix, quel souffle poétique !

Oui, vous savez ce que disait René Clair : il faut faire des films pour les trois minutes de vrai cinéma qu’on peut y mettre. Là, il y a trois minutes incroyables : on vient de voir la scène de transe avec le commentaire raciste des Actualités… et c’est horrible, c’est violent, c’est des sauvages sortis de la préhistoire qui se livrent à un rite innommable…

Et Rouch prend la parole…

Et Jean nous explique tout simplement, sur les mêmes images, que cette femme en transe demande, en fait, au dieu du fleuve la permission de tuer un hippopotame. Et la scène change instantanément de valeur ! Les gestes qui semblaient durs deviennent presque doux, en tout cas pleins de sens et de respect. Au lieu de nous enfermer dans le « nous » et de nous faire voir les autres comme des barbares, des nègres, des arabo-islamistes !… le film nous fait passer vers l’Autre. C’est pour ça que je disais Rouch a été un grand Passeur, salut d’irrémédiable !

On peut ajouter que le montage des Actualités françaisesplaçait la scène de transe à la fin du film, en apothéose, ce qui est faux puisque la demande adressée au dieu du fleuve précède évidemment la chasse…

C’est faux sur le plan ethnologique, mais c’est vrai sur le plan cinématographique. Et Rouch en avait tiré une leçon qui était pour lui comme une règle. Il disait : « Ils ont eu raison, cinématographiquement, de placer la possession à la fin, parce que c’est la scène la plus forte. Un film doit toujours se terminer par la scène la plus forte. »