Interview de Dominique Dubosc (La Lettre du cinéma)

Faire voir,
ceci et rien d’autre

ENTRETIEN AVEC DOMINIQUE DUBOSC, PAR CHRISTINE MARTIN

Il est assis sur le canapé avec beaucoup de déférence, à côté de sa mère, en train de feuilleter un album de photos de famille. A regarder cette scène, qui renvoie chacun à sa propre généalogie, on est peu à peu gagné par une vague sensation d’irrémédiable. Sa souffrance d’enfant ne sera pas reconnue, son malheur est une fiction. Ne lui reste plus qu’à parcourir le monde, qui ne peut pas être plus lointain. Le plan d’après, ce sont des mines d’étain en Bolivie : radical, le montage signifie l’écartèlement définitif.

En 1989, vingt ans après ses débuts de réalisateur, Dominique Dubosc signe Le Documentariste ou le Roman d’enfance. Ce premier volet “autobiographique” révèle, à travers un manifeste de la sensibilité, les grandes intentions de son cinéma passé et à venir : filmer loin pour se créer des proches. Filmer les autres pour revenir à soi. On pourrait ajouter : se donner le défi d’une structure narrative contraignante a priori, inventer une forme dont l’audace permettrait d’éviter la pesanteur d’un discours de fond. Non que celui-ci soit absent : les bons détails, l’anodin qui mieux que l’explicite fait voir le réel, parleront d’eux-mêmes. C’est ainsi que le documentariste peut observer les sujets à travers le prisme de sa douleur juste consolée (Célébrations), ou s’engager de façon entière avec ceux qui se présentent au hasard de ses nombreuses déambulations sur la planète. C’est surtout ainsi qu’il réalise depuis quatre ans, à force de retours sur les lieux et de patients regards croisés, un portrait atypique de la Palestine, où prédomine le souci artistique du “rendu” de ses impressions, le “genre de film qui permet de se couler dans l’expérience personnelle et secrète de la terreur, qui est, je crois, à des degrés divers, une expérience universelle”, comme le souligne le cinéaste Sobhi al-Zobaidi à propos de Réminiscences d’un voyage en Palestine.

Peut-on à la fois documenter le monde et faire œuvre d’art ? Choisir librement ses sujets et les voir programmés dans une aléatoire case télévisuelle ? Filmer à son aise tant dans un salon bourgeois que dans une usine en grève ? La rencontre avec un documentariste manquait à nos pages, il est heureux qu’elle ait eu lieu avec un cinéaste généreux et lucide ; assez modeste pour nous faire profiter de son ironie ; assez déterminé pour relancer les incessantes questions de son exigence ; assez réaliste pour manifester son inquiétude quant à l’avenir du métier, à l’heure où les télévisions ne permettent plus aux réalisateurs du genre documentaire d’assurer les conditions de leur indépendance, créative ou financière. Pour cela aussi, Dominique Dubosc ne manque pas d’idées : un film est un produit, il faut pouvoir le vendre. Les outils de montage informatique qui permettent de fabriquer les films dans un cadre numérique, l’édition des DVD et leur diffusion via Internet, sont des exemples de cette liberté de mouvement dont il voudrait voir les jeunes générations s’emparer afin, entre autres, de mieux perpétuer le fameux “pacte documentaire”.

En attendant de voir ou revoir certains films de Dominique Dubosc dans le cadre de la soirée pointligneplan qui lui sera consacrée au tout début de l’année 2005, un long dialogue s’est établi. On espère que ce soit complet, on se demande si la boucle est bouclée. Et puis, quelle idée ! en espérant que non, bien sûr. On voudrait juste, comme il le dit de Jean Rouch, avoir “fait le voyage”. Remercions son érudition discrète et sa passion intacte de nous avoir accompagné pendant celui-ci.

C.M.

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ceci et rien d’autre

ENTRETIEN AVEC DOMINIQUE DUBOSC, PAR CHRISTINE MARTIN

Cet entretien a été publié dans le numéro 28 de La lettre du cinéma.
Le texte reproduit ici reprend certains développements coupés faute
de place, notamment dans la 2° partie (les films militants).

1. Cruauté de l’observation, tendresse du regard

Avec le recul que vous donnent vos trente-cinq ans d’expérience et de pratique du cinéma documentaire, vous rassemblez aujourd’hui votre démarche en une double formule : cruauté de l’observation, tendresse du regard. Comment articulez-vous ces deux notions et depuis quand vous semblent-elles être le reflet de votre cinéma ?

Le plus simple, peut-être, est de partir du film où j’ai expérimenté ou ressenti le plus cette “cruauté de l’observation” et cette “tendresse du regard”, bien que cette formulation me soit venue bien plus tard. Il s’agit de Manojhara, mon second film, réalisé au Paraguay en 1969. C’est une description, par petites touches ou petites scènes – déjà – de la léproserie Santa Isabel.

J’y ai appris la cruauté de l’observation parce que les lépreux ou les internés pratiquaient cette “cruauté” en quelque sorte par nécessité. Le plus grand danger, en effet, pour ces hommes et ces femmes venus à la léproserie au bout du rouleau, quand ils ne pouvaient plus cacher leur maladie et qu’ils étaient complètement rejetés par la société, est l’illusion que tout pourrait s’arranger : qu’ils pourraient retourner chez eux, dans ce qu’ils appellent “le grand monde”, c’est-à-dire le monde extérieur. Cette illusion doit être combattue à tout prix, y compris par une “cruauté de l’observation”, qui se traduit notamment par les blagues qu’on entend tout au long du film, par toute une auto-dérision permanente et salutaire.

Un des lépreux – je crois qu’il s’appelait Victor Salsa – me disait : “Il y a deux illusions : l’illusion qui nie la réalité (et qui est mauvaise) – et l’illusion qui se fonde sur la réalité”. Cette pensée, parfaitement conradienne, a dû faire son chemin en moi, car mon film raconte en fait, entre cruauté et tendresse, le passage de la “mauvaise illusion” à la “bonne”.

Entrons donc, pourquoi pas, directement dans le premier plan de ce film. Manojhara commence par une séquence d’autant plus surprenante que rien n’est jamais expliqué ni commenté dans le film.

Le “commentaire” est constitué d’un collage de phrases, de blagues, de poèmes… que j’avais recueillis, et qui forment une sorte de pensée lépreuse. Je ne me suis pas soucié de traduire cette pensée ou cet esprit, parce que le film, à l’origine, était destiné exclusivement à ces lépreux – qui n’avaient évidemment pas besoin d’explications.

La première séquence, qui est parfaitement claire pour eux, montre un groupe de lépreux, la nuit, qui portent un lit où se trouve un de leurs camarades malade ou mourant. Ils le conduisent vers le dispensaire et les pavillons centraux ou finissent un jour ou l’autre tous les internés. Ce qui m’avait fait penser très fortement à l’époque à la fameuse nouvelle d’Edgar Poe Le Puits et le pendule. Comme le prisonnier de Poe, tous les lépreux qui le peuvent cherchent à rester à la périphérie de la léproserie, dans des petits ranchos où ils s’efforcent (illusion du second type) de mener une vie à peu près normale. Ils ne poursuivent leur voyage vers le Centre – le Puits – que quand ils vont trop mal, c’est-à-dire quand ils perdent leur autonomie. Et c’est la fin. Donc le malade qu’on voit dans cette première scène et qui est conduit vers le Centre fait son dernier voyage. Mais immédiatement, dans l’esprit d’un lépreux, pour les lépreux qui ont écrit le film avec moi, cet homme pourrait bien être encore plein d’illusions du premier type : il pourrait s’imaginer qu’il est guéri et qu’il va dans l’autre sens, vers le “grand monde” ! Pour figurer cette illusion, il y a un plan qui montre un promeneur qui s’éloigne calmement dans le soleil couchant, comme un homme qui a la vie devant lui… Tout de suite après cet insert, on retrouve évidemment notre malade sur son lit, en route pour le Centre, et on entend le chœur de ses camarades qui se moquent allègrement de lui et de son rêve impossible. Ces rires fous (nous) surprennent, parce qu’à l’image on voit quand même un type qui souffre, mais ils sont nécessaires, comme je l’ai déjà dit, pour ne pas retomber dans l’illusion qui est, pour eux, la chose la plus dangereuse qui soit.

La scène finale montre un bal, qui figure la vie qui reprend, et paraît presque belle.

Oui, on peut le voir comme vous dites : une reprise de la vie. Comme à la fin des Chants de Maldoror. Mais il faut bien comprendre que c’est l’aboutissement de tout un processus de désillusion, qui est résumé par les deux dernière phrases du “commentaire”, dont je me souviens encore : “Quand on arrive ici pour la première fois, on ne sait plus quoi faire de sa vie, on est complètement perdu. Mais après, on voit les compagnons semblables, on retrouve la paix et on se cherche une raison de vivre, une manière d’être”. C’est-à-dire, on voit qu’on est comme les autres, on se voit dans l’autre, on sort enfin de l’entre-soi de toutes les illusions, et on reprend “le chemin de la vie”…

Dans ce sens, il n’y a pas que le bal, il y a aussi ces gros plans que j’ai faits dans ce film – et très très rarement dans d’autres, car je déteste les gros plans, précisément pour cette raison : on existe en relation avec les autres et pas tout seul. Ces visages en gros plan ont valeur d’acceptation de “désillusion”… Mais ça prend du temps ! Le lépreux, au début de sa maladie et pendant très longtemps, refuse ce qui lui arrive, refuse cette défiguration qui touche à l’essentiel, c’est-à-dire au corps.

Pour vous, c’est le corps qui est l’essentiel ?

Ah! ça me parait assez essentiel oui. Il est touché dans son corps, et ça lui prend donc beaucoup de temps pour accepter. Quand il y arrive, grâce aux autres, il “retrouve la paix”. Le chemin est parcouru. Ce chemin parcouru ne mène pas seulement à la léproserie : il y a également un chemin dans la léproserie, qui est le chemin vers les autres et vers soi.

Comment tout cela est-il venu remplir le film ?

Eh bien d’abord, j’ai recueilli beaucoup de récits de vie, en vue d’une petite étude ethnographique (je ne pensais pas faire un film au départ). Et tous ces récits racontaient le calvaire que ça avait été pour eux d’arriver à cette léproserie, à bout de souffle, à bout de compassion. Au début il y a une certaine solidarité, notamment familiale, et puis elle s’épuise. Après il y a les champs, la forêt, les bananes volées, la cavale interminable, jusqu’au jour où le malade se rend : se dit qu’il n’y a plus que la léproserie, que c’est son seul refuge. Là commence le second voyage dont j’ai parlé : de la périphérie ou la vie semi-normale, vers le Centre, la vie assistée, la mort.

Le film est fondé sur cette opposition entre le Centre et la Périphérie, elle même articulée sur la notion d’illusion, bonne ou mauvaise, vraie ou fausse.

L’illusion “vraie”, ça recouvre ceci par exemple, que j’ai beaucoup filmé: pour rester à la périphérie, dans un petit rancho, beaucoup d’internés se mettent en concubinage (ça scandalisait l’aumônier !) “pas pour la chair”, comme ils disaient, mais pour pouvoir s’aider mutuellement et conserver à deux une autonomie suffisante pour faire face aux tâches de la vie quotidienne.

Il faut savoir qu’une des premières choses que perdent les lépreux, c’est le tact. On n’imagine pas ce que ça veut dire de ne plus sentir ce qu’on touche : ça rend tout immensément difficile. Couper un morceau de viande qu’on ne sent pas, avec un couteau qu’on ne sent pas, c’est presque impossible tout seul. Et même à quatre mains, comme on le voit dans le film, c’est un vrai combat.

Voilà comment vous avez appris cette cruauté de l’observation ?

Oui, je l’ai apprise des lépreux, d’une certaine façon. De cet esprit-là. Je suis resté quatre mois dans cette léproserie, j’ai quand même eu le temps de comprendre. Cela m’a permis de filmer ces choses-là sans hésitation, sans fausse pudeur. En somme, j’ai regardé la réalité en face, comme eux. C’est comme ça que j’ai pu filmer, par exemple, un mort dans son cercueil ou un scieur de long sans mains qui s’attache les moignons à sa scie.

Je trouve d’autant plus beau que vous finissiez par un plan de bal puisque c’est encore des plans de corps qui tourbillonnent deux par deux. Si on peut parler d’image de fin, on sait que la danse continue et c’est comme si elle propulsait le film vers un autre cercle de cette périphérie…

Oui, je n’y avais pas pensé. Les corps se trouvent. Au début même s’il est entouré par six bonshommes qui portent son lit, c’est un type seul qu’on voit. A la fin, c’est un tourbillon de corps qui se sont trouvés et qui vivent ensemble et dans l’instant, here and now. L’opposition est parfaite. Naturellement je n’y avais pas pensé. On ne fait pas des documentaires sur scénario, sinon on ne trouverait pas ces moments, on n’en sentirait pas l’urgence.

Et qu’en est-il de la tendresse du regard ?

C’est simple. Je suis resté quatre mois à Santa Isabel. D’abord parce que je m’y sentais bien. Un monde fermé, c’est souvent un monde où la vie est plus concentrée, plus centrée sur l’essentiel, parce que le monde extérieur a disparu. Je m’y suis fait des amis. La tendresse du regard, ce n’est pas qu’on est tendre, il n’y a pas une façon “tendre” de filmer ! La tendresse du regard vient de la vérité des relations qu’on a su nouer, de la sympathie, de l’amitié. C’est une question de fond, pas de forme. Je ne dis pas qu’un documentariste ne peut filmer que des gens qu’il connaît et qu’il aime, peut-être qu’on peut “filmer l’ennemi”, comme disent certain. Moi je ne peux pas.

Pour vous on ne peut filmer que dans cette confiance ?

Pour moi, oui. Je n’aurais jamais eu l’idée de filmer des gens que je ne connaissais pas – ou alors contraint et forcé, comme je l’ai fait en Bolivie à la fin de la même année – et ça m’avait beaucoup troublé. Je ne peux pas m’approcher de quelqu’un si je n’ai pas établi avec lui une relation. C’est tout simplement une question de consentement. Et en définitive cette relation, si vous y réfléchissez bien, c’est ce qu’on pourrait appeler, techniquement parlant, la distance documentaire.

D’où vient le nom du film ?

De ma mauvaise connaissance du guarani. Manojhara est un nom composé : Mano c’est la mort et Jhara c’est le lieu. Donc : La région de la mort. Mais je ne suis pas sûr que ça puisse désigner un lieu particulier. D’autre part, il y a dans ce mot composé une idée de destination (pas de destinée). Ce qui correspond peut-être davantage au sens du film.

Comment a-t-il été accueilli finalement par les lépreux ?

J’avoue, à ma grande honte, que je ne suis pas allé le montrer dans la léproserie. C’est une rupture du pacte documentaire, qui ne veut pas seulement qu’on ne vole pas d’images, mais aussi qu’on les rende : qu’on aille les montrer à ceux qui nous les ont données. J’ai quelques excuses, dont je ne parlerai pas, mais c’est quand même un de mes remords.

Cela dit, deux ou trois ans plus tard, j’ai revu à Paris une des bonnes sœurs qui travaillaient à Santa Isabel et qui m’a raconté que quand les lépreux se sentaient mal, ils demandaient à revoir le film, que ça leur remontait le moral ! Un des plus beaux compliment que j’aie jamais reçus…

Qu’est-ce qui vous a donné l’envie de faire du cinéma ?

J’ai eu ce qu’on appelle une vocation. J’ai pensé faire du cinéma à l’âge de quatorze ans. Et absolument rien d’autre. Et tout ça à cause d’un effet de montage ! A l’époque, j’aimais beaucoup les films de pirates. Et là il y a souvent un effet de montage qui m’enchantait. On est dans un salon doré plein de belles dames, le héros, corsaire ou pirate déguisé, rencontre la fille (jolie) du Gouverneur (affreux)… Et puis, cut, on est sur un navire au milieu de l’océan. Ce passage soudain d’un espace-temps à un autre, tout en restant dans la même histoire, est la première chose que j’ai comprise du cinéma. Il est probable que c’est ce qui m’a inspiré, tout naturellement, les montages parallèles de mon premier film. Plus tard, j’ai fait un film radical (Le Documentariste ou le Roman d’enfance) en croisant deux histoires indépendantes, c’est-à-dire en passant “cut” alternativement de l’une à l’autre. Et j’ai continué à pratiquer jusqu’à aujourd’hui un cinéma du fragment.

Ensuite, j’ai fait des études très décousues (philo, ethno, psycho), sans abandonner l’idée de faire du cinéma. Mais je me disais qu’il fallait “avoir vécu” avant de pouvoir “dire” quelque chose. Idée assez adolescente, mais pas absolument fausse. Donc, j’ai remis à plus tard.

Vous partez au Paraguay après vos études.

Après mes études, c’est-à-dire, surtout, après sept ou huit ans de voyages autour du monde : au Proche-Orient (trois ou quatre fois), en Inde (neuf mois en 64-65), en URSS, en Europe de l’Est…

Et là vous faites beaucoup de photos, je crois…

C’est-à-dire que j’essaye de payer mes voyages en vendant des sortes de reportages. J’ai fini d’ailleurs par entrer à l’Agence RAPHO, où je suis toujours, bien que je ne leur donne plus de photos depuis trente ans.

Et finalement, vous partez en Amérique du Sud.

Voilà, fin 66 je pars faire mon service militaire dans la Coopération. Après la guerre d’Algérie, il n’était pas question évidemment que je fasse l’armée. Comme mon beau-père avait le bras long, ça n’a pas été difficile de me faire envoyer à Asunción (Paraguay), comme professeur d’ethnologie. C’est là que j’ai appris à peu près tout ce que je sais sur la question : je lisais les manuels classiques d’anthropologie sociale anglo-saxonne (Linton, Herskovits, Malinowski, Mead…) et je les recrachais le lendemain en cours. Je n’ai jamais pensé pratiquer moi-même l’ethnologie, sauf dans la léproserie, où je me suis un peu servi des méthodes de base de l’enquête ethnographique.

En quelle année était-ce ?

En 1968. J’ai passé toute l’année 1967 à Asuncion, prof. J’ai été libéré, comme on dit, en janvier 68. Et là, au lieu de rentrer, j’ai été faire un film sur une famille de paysans pauvres dans la zone orientale du Paraguay, avec une petite caméra 16mm et une douzaine de bobines de film, c’est-à-dire un peu plus de trente minutes.

Puis j’ai été le monter à Buenos Aires, où j’ai retrouvé mon copain Philippe Labreveux, qui était correspondant du Monde. C’est là que nous avons appris les événements de mai 68 en France. On s’est beaucoup posé la question de rentrer et finalement on est resté… L’année suivante, je suis retourné à Buenos Aires pour monter mon second film (Manojhara) et il y a eu la révolte de Cordoba, qu’on a suivie de près, avec une sorte d’effarement, sans comprendre…

Votre mai 68 à vous, ce sont les événements de Cordoba ?

Non, c’est vraiment autre chose. Et, encore une fois, une chose qu’on n’a pas du tout comprise. “Mai 68”, en simplifiant, est d’abord un mouvement étudiant, une critique de la société bourgeoise par ses propres enfants et ensuite, mais sans articulation bien définie, un mouvement ouvrier. Les luttes qui agitaient l’Amérique du Sud (et bien d’autres pays du “sud”), les révoltes urbaines comme Cordoba ou les guérillas rurales étaient beaucoup plus dures, car elles mettaient en présence directement les révoltés et l’armée. Ce qu’on n’a pas compris alors, à propos du Cordobazo, c’est que les méthodes employées par l’armée préfiguraient ou plutôt préparaient activement celles qui seraient employées par Pinochet et Videla quelques années plus tard pour supprimer physiquement toute opposition politique. Dans le Nord, ou en Occident, les révoltes de 68-70 ont pu être contrôlées puis récupérées par la société civile, par les media, par les institutions, par la “pensée” économique… La menace d’une hégémonie “révolutionnaire” entre guillemets a été vite écartée (même si certaines idées soixante-huitardes sont restées). Et la bourgeoisie a même pu se payer, presque dans la foulée, le luxe d’une hégémonie triomphante – le néo-libéralisme – qui est toujours là !

Vous êtes donc resté en Argentine ?

Quelques mois. Ensuite je suis rentré au Paraguay pour montrer mon petit film “paysan”. Et c’est au cours d’une de mes tournées, tout à fait par hasard, que je suis tombé sur la léproserie Santa Isabel, où travaillait une bonne soeur que j’avais connue à Asunción, que j’ai décidé d’y vivre un moment (quatre mois…) et que j’ai fini par réaliser Manojhara. Après quoi, comme je vous l’ai dit, je suis retourné à Buenos Aires pour le développer et le monter.

Et cette fois-ci vous n’êtes pas retourné au Paraguay pour le montrer…

Non, je ne suis jamais retourné au Paraguay depuis. J’ai filé directement en Bolivie où Philippe avait des tas de contacts. Des contacts comme on en avait à l’époque, avec des gens qui étaient tous “révolutionnaires”, c’est-à-dire impliqués (plus ou moins) dans un mouvement, une guérilla, un réseau de soutien, ou tentés de s’impliquer. Tentés par la mort aussi… Beaucoup. Les contacts de Philippe (des prêtres tiers-mondistes essentiellement), avaient tous en tête l’exemple de Camillo Torres. Le père Lefèbvre, qui a organisé mon voyage dans les mines et qui m’a accompagné, a été tué au cours du coup d’Etat de Banzer dans des circonstances qui rappellent étrangement la mort de Camillo Torres. Je ne porte aucun jugement sur leur engagement et leur mort, mais j’ai été sidéré par certaines imprudences qui m’ont décidé à sortir de Bolivie sur l’heure en abandonnant mon film inachevé. Ce qui a peut-être été une bonne chose : on montre souvent plus en disant moins.

Parlons un peu du film Los Dias de Nuestra Muerte (Les jours de notre mort) que vous avez tourné dans ces mines d’étain. J’imagine que sa conception a été tout à fait différente de celle de Manojhara ?

Oui, je n’ai pas eu le temps de m’installer, de partager la vie de ces mineurs, de me faire des amis… Mais il y a quand même un point commun, très étonnant, avec Manojhara.

En arrivant à La Paz, j’avais également pris contact avec la bande du réalisateur Jorge Sanjinés (qui était lui-même absent à ce moment-là). Dans cette bande, je me suis surtout lié avec un ancien instituteur du pays minier qui s’appelait Oscar Soria. C’est lui qui m’a parlé du massacre de la St Jean, commis par le Président-Général Barrientos le 24 juin 1967, quand la présence du Che à Ñacahuanzu est devenue certaine. On peut dire que ce massacre a été, classiquement, une saignée préventive ou un avertissement lancé aux mineurs pour les dissuader de se joindre à la guérilla. Ce dont, je crois, ils n’avaient aucune intention. Comme la région minière était occupée par l’armée et que les Boliviens pouvaient difficilement s’y rendre, c’est moi (avec mon passeport français) qui ai été chargé d’aller tourner des images de travail et de fête qui devaient aboutir au massacre. Film que je n’ai pas fait, ou pas fini, j’y reviendrai.

La chose étonnante dont je parlais, c’est qu’Oscar avait conservé des petites rédactions de ses élèves, qui racontaient leur vie. Il y avait là-dedans des phrases incroyables, et en particulier, un usage extraordinaire du futur. Exemple : “Quand mon père sera mort, ma mère se remariera” ! Il faut dire que l’espérance de vie dans les mines, à partir du moment où un mineur commence à travailler, ne dépasse pas quelques années.

Donc : “quand mon père sera mort…” ou : “quand ma mère mourra, j’irai travailler à la mine”. Etc. J’ai trouvé toute une série de phrases comme ça, ce qui m’a donné l’idée de faire, comme pour Manojhara, un collage de phrases en guise de commentaire. Ça c’est pour la ressemblance.

Et pour la différence ou les différences ?

La grande différence, comme je le disais, c’est que je n’ai pas pu passer le pacte documentaire : il n’était pas question de s’attarder, d’établir des relations, de développer des amitiés, mais de filmer en vitesse des scènes de travail et d’ivresse. Des scènes d’ivresse, je précise, car le massacre a eu lieu le lendemain de la Fête de la St Jean, quand les mineurs étaient complètement saouls. Je me sentais parachuté, je filmais des gens que je connaissais pas, j’avais l’impression de prendre leur image au lieu de la recevoir.

Le film – et en particulier la très belle scène d’ivresse – ne donne pas tellement l’impression d’images volées.

C’est vous la réceptrice… mais moi, pour des raisons psychologiques peut-être, j’ai mal vécu ce tournage après les deux précédents, où je m’étais senti presque adopté par les gens que je filmais. J’avais fait de ce que j’appelais le “pacte documentaire” une sorte de dogme : il fallait que l’image soit donnée et rendue au sein d’une relation préalable.

Cela dit, l’image documentaire peut être aussi une image prise au vol, à condition que ça reste un regard : un regard qui va vers l’autre, c’est-à-dire vers la vie. L’image volée (la majorité des images médiatiques), c’est celle qui fait de l’autre un objet, la matière brute et indifférente d’un événement. L’image documentaire est toujours l’image de personnes uniques qui existent absolument et vers lesquelles on est porté par un intérêt qui s’apparente à l’amour.

Je prends un exemple, qui a eu des prolongements, en particulier dans mes derniers films. Dans cette scène d’ivresse, il y a d’abord une série de plans de gens lourdement ivres. Ce ne sont peut être pas des plans complètement volés, mais ce sont des images dangereusement proches de certains clichés. Ce qui les justifie, c’est qu’il y a plein de gens autour qui sont pleins de vie.

Et puis il y a un plan extraordinairement chanceux, disons, qui change tout, qui dit autre chose, qui élève tout. Un plan d’une femme, ivre également et même ivre morte qui danse la cueca. La cueca, comme vous le savez, se danse en agitant un mouchoir au-dessus de sa tête. Eh bien cette femme, tout ivre qu’elle était, s’efforçait de danser. S’efforçait de lever ce petit mouchoir blanc, qui était toute la grâce de la vie.

Vous avez intégré alors l’importance du détail ?

J’ai pensé beaucoup plus tard, en lisant Le Ruban au cou d’Olympia de Michel Leiris, qu’il y a des détails qui font voir, ou qui font toucher du doigt. De la même façon que, dans le tableau de Manet, le ruban noir au cou d’Olympia fait “toucher du doigt” sa nudité, le mouchoir de cette Bolivienne fait toucher du doigt cette vie inaliénable.

Avez-vous expérimenté ce procédé dans d’autres films ?

Souvent. D’ailleurs ce n’est pas un procédé, c’est presque l’essence du documentaire. J’ai fait tout un film – La Lettre jamais écrite – qui n’est qu’une suite d’observations minuscules, de détails, qui font toucher du doigt la vie de mon père dans sa maison de Kamakura.

A l’époque vous ne formuliez pas ces certitudes…

Non. Je savais seulement que c’étaient des plans magiques, je ne pensais pas tellement au “détail qui fait toucher du doigt”, c’est venu après.

Le plan de la femme au mouchoir, à l’époque, me plaisait surtout parce que j’avais eu l’instinct de garder la caméra fixe quand la femme tombe hors du cadre à gauche. J’ai appris là que les sorties de champ ou les entrées dans le champ ont une valeur très particulière. C’était beaucoup plus important qu’elle “tombe” hors du champ que de l’accompagner dans sa chute. Ça aurait même sans doute détruit le plan, ou ça l’aurait beaucoup diminué. Par la suite, je me suis souvent efforcé de fixer le cadre et de laisser les gens sortir de cet espace-temps.

D’où vient le très beau titre Les jours de notre mort  ?

Le titre est très beau en effet et correspond à ce travail mortel dans les mines d’étain de Bolivie… et dans les innombrables bagnes du monde. Je l’ai emprunté à l’écrivain David Rousset, l’un des grands témoins des camps de concentration. C’est le titre de son roman sur Buchenwald. Bien entendu, je ne fais aucune comparaison entre les deux mondes.

Ce qui soulève quand même la question de l’horreur. On peut avoir une “cruauté de l’observation” qui peut aller jusqu’à montrer des membres mutilés ou un lépreux dans son cercueil. Mais l’horreur d’un massacre comme celui de la St-Jean, une femme éclatée par un obus de bazooka et répandue sur tout un mur, c’est inmontrable. Peut-être que la “solution” est la même dans les deux cas : c’est “La poderosa magia de mirar con bondad y poesía” (la puissance du regard bon et poétique). Ou alors il faut passer à la fiction (et à la folie) comme l’a fait Copi dans L’Homosexuel. Je me suis souvent heurté à ce problème en Palestine ces quatre dernières années.

Dans Réminiscences d’un voyage en Palestine, vous choisissez, justement, d’accompagner par le silence une série de plans “d’horreur”, juste après la chute d’une bombe d’une tonne sur une maison de Gaza.

D’abord, je tiens à préciser que cette “série” de plans est très courte. La séquence entière ne dure pas plus de deux minutes et c’est la seule de tout le film.

En ce qui concerne le traitement sonore, si vous écoutez bien, il y a un son. Comme disait Bresson, on ne peut créer une impression de silence, qu’avec du son. Et un son qui ne soit pas simplement un bruit de fond. Ici, c’est un son complexe, fait d’un bruit de moteur de sous-marin, d’un sifflement de courant d’air, plus trois ou quatre hululements de hibou (il mime les souffles de hibou) : le tout très faible évidemment. De façon à accentuer le silence et la prégnance de l’image.

Même question que pour Manojhara : comment Les jours de notre mort a-t-il été reçu ? Et d’abord, est-ce qu’il a pu être montré en Bolivie ?

Oui, et l’histoire est presque aussi belle, ou incroyable ! À la suite d’une dernière imprudence sur laquelle je ne veux pas m’étendre, j’ai décidé de quitter la Bolivie précipitamment, en confiant mes rushes à Jacques Darthuys, qui était alors notre Attaché culturel à La Paz. Le même Darthuys qui a fondé ensuite les Ateliers Varan et qui a été tué au Brésil. Les boîtes sont arrivées à Paris par la valise diplomatique et j’ai pu ainsi monter le film – amputé des scènes d’horreur du massacre (des photos d’archives), que je ne savais pas comment “décaler” – avec les rédactions d’enfants de mineurs, que j’avais également pu sauver.

Un ou deux ans plus tard, je dîne, rue du Château, avec Philippe Labreveux, Marcel Niedergang (responsable de l’Amérique latine au Monde) et un dirigeant de la COB (la Corporation Ouvrière Bolivienne), à qui je confie une copie 16mm du film, comme on jette une bouteille à la mer…

Les années passent. Le général Ovando succède à son vieux complice Barrientos (après l’avoir assassiné), puis Banzer fait son coup… et finalement Paz Estenssoro (le vieux leader de la Révolution de 1952) revient au pouvoir.

Jacques Darthuys est à La Paz le soir de la victoire électorale. Je le revois à Paris quelques semaines plus tard et il me raconte que, dans un cinéma de la ville, le soir de la victoire, se projetait une vieille copie toute rayée d’un film qui avait circulé dans la clandestinité : Les jours de notre mort. L’histoire est presque trop belle pour être vraie…

Reprenons le fil biographique avec un troisième film réalisé à votre retour en France et consacré aux enfants autistes.

Oui… je suis finalement rentré, en 1970. Mon meilleur ami, qui faisait alors sa thèse de doctorat de psychiatrie sur “l’espace-temps dans les stéréotypies gestuelles” – sujet éminemment cinématographique – m’a demandé, non pas de faire un film, mais de filmer des observations d’enfants autistes, de telle façon qu’on les voie, autant que possible, dans leur propre espace-temps – et non dans notre espace relationnel où, forcément, ces enfants ne pouvaient apparaître que comme des fous.

Je n’insiste pas sur le dispositif de tournage, très technique, ni sur la thèse de mon ami, qui n’ont pas leur place ici. Ce que je peux dire quand même, c’est que j’ai été fasciné par “le lien impensable avec le monde”, comme disait Deleuze, que manifestent ces enfants autistes et qui n’est pas plus impensable, ou moins impensable d’ailleurs, que notre propre lien avec le monde.

J’ai appelé ce film La Présence – je devance votre question – parce que ces enfants étaient présents à quelque chose. Et en tout cas, présents pour moi qui les regardais.

J’ajoute que je me suis trouvé ici devant un autre problème récurrent : qui est celui, non pas de l’exhibitionnisme de l’horreur, mais de son esthétisation. En montrant l’horreur sans décalage, on place le spectateur dans une position de voyeur. Mais si on la rend belle, si on l’esthétise, c’est pire.

Vous ne reniez rien, en somme, de vos œuvres de jeunesse, comme c’est le cas de tant d’artistes…

Non. C’est assez curieux d’ailleurs. J’ai fait mes erreurs de jeunesse plus tard… Deux films en particulier, dont on ne parlera pas, et que je ne reconnais pas du tout. Je suis plutôt impressionné au contraire par les premiers.

Une conclusion sur cette première «période» ?

Un souvenir : quand j’ai tourné mon film avec Rouch (Jean Rouch – Premier Film, 1947-1991), Jean était très excité par l’idée que tous les grands cinéastes – mais peut-être aussi les petits – se révèlent dans leur premier film : il disait qu’on y trouve à la fois les thèmes principaux qu’ils développeront par la suite et une manière à eux, déjà reconnaissable. En revenant en France, j’ai changé de vie et j’ai oublié mes premiers films sur une étagère. Je ne les ai retrouvés et revus que récemment. Et je suis comme Rouch, je m’y reconnais tout à fait !

2. Les films “insérés”

A partir des années 70, une grande partie de votre travail est consacrée à des films militants.

Vous allez vite, c’est toute une histoire… D’abord je suis devenu un militant politique en 1971 et j’ai laissé tomber le cinéma, ce n’est pas rien. Je pensais comme Maïakovski qu’il est impossible de mélanger l’art et la politique. C’est l’un ou l’autre. Pour l’heure, je faisais donc de la politique, pas du cinéma.

On peut sans doute dire qu’il y a une dimension politique dans l’art, ou dans certaines œuvres d’art, mais pas l’inverse : les films militants, selon moi, n’ont pas grand chose à voir avec le cinéma en tant qu’art. En revanche, je crois qu’ils doivent tout à voir avec la politique, c’est-à-dire qu’ils doivent être insérés dans une action politique. Ce n’est pas une définition générale (on peut donner au “film militant” le sens qu’on veut) : c’est ma définition parce que c’est ce que j’ai fait et que je ne connais rien d’autre.

Ce qui veut dire que vous étiez vous-même… inséré. Comment ?

En revenant en France en 1970, ma première préoccupation a été de comprendre ce qui s’était passé en mai 68. Je tombais mal : la surprise passée, chacun, à droite et à gauche, s’est efforcé de récupérer l’événement, de le faire entrer dans ses vieux schémas intellectuels. Alors que mai 68 est peut-être avant tout une surprise – et que c’est ça qu’il faudrait arriver à penser. Mais on ne va pas le faire maintenant.

Bref, je cherche, je vais voir des copains, depuis le PC jusqu’aux maos, et là, j’ai été effaré : à la fois par le discours “raisonnable” du PC, qui réduisait pratiquement l’événement à rien (puisqu’il était “inorganisé”), et par le délire gauchiste, ce que Victor Serge appelait en d’autres temps la “phrase”, qui prêchait la Révolution avec un grand R (j’ai même rencontré des gens qui parlaient de “Boulogne-Billancourt-zone-libérée”!), et qui réduisait lui aussi mai 68 à rien.

Je ne veux pas citer de noms, mais je vous parle de gens qui avaient une certaine notoriété à l’époque…

Et que vous trouviez… légers ?

Disons-le comme ça (il se retient visiblement d’en dire plus). Donc j’avais fini par ne plus savoir de quel côté me tourner quand, une fois de plus, le hasard est intervenu : en prenant l’ascenseur au Centre Montsouris où j’étais allé voir une vague connaissance, je me trompe de bouton et je tombe, au sous-sol, dans une réunion des Cahiers de Mai. Et je découvre, enfin, des gens qui ne discouraient pas, qui ne citaient pas Marx à tout bout de champ, mais qui avaient fait une analyse concrète des besoins du mouvement ouvrier. En gros : besoins d’informations et de liaisons, mal ou insuffisamment pris en compte par les syndicats – et qui s’y étaient collés. Je ne vais pas parler ici des Cahiers de Mai, on y serait encore demain. Disons seulement qu’ils se rattachaient à ce qu’on appelle quelquefois “l’école de la pratique”, c’est-à-dire à ce courant de pensée qui n’est pas contre la théorie, mais qui met la pratique en premier : qui se fonde d’abord sur l’expérience, sur tout ce qui se pense au plus près des conditions de travail et des difficultés de la vie en général, et en particulier, dans ces moments privilégiés que sont les luttes.

Le lendemain de cette réunion, je faisais partie des Cahiers de Mai et j’y suis resté jusqu’à la dissolution du groupe, en 74. Ce qui fait quand même quatre ans de militantisme à plein temps.

C’est donc dans ce groupe que vous avez fait vos films militants ?

Vous voyez comme le langage est piégeant : je vous ai dit que je ne croyais pas que les films militants soient du cinéma : ils n’ont donc pas d’auteur, on ne peut pas parler de “mes” films militants. Je dirais plutôt que ces films – ceux dont je parle, les films insérés – sont réalisés par des maîtres d’œuvre ou des techniciens spécialisés, capables de fabriquer, à la commande, et surtout à temps, l’outil ou l’arme dont tel ou tel mouvement, une grève par exemple, a besoin.

C’est pour ça que vous n’avez jamais signé les films que vous avez faits à Penarroya ou à LIP ?

Évidemment.

Alors, quelle a été la “commande” à Penarroya ?

Penarroya est un vrai cas d’école… LIP aussi d’ailleurs.

En janvier 1972, les trois usines d’affinage du trust Penarroya (second producteur mondial de plomb), après toute une année de contacts directs, de montée en puissance des sections syndicales, d’élaboration d’un cahier de revendications commun très argumenté, voyant que la direction refuse toujours d’ouvrir des négociations, se prépare à une grève pour le 6 février.

Les Cahiers de Mai, qui ont joué un rôle actif pour faciliter les échanges de communications entre les différentes usines du trust, constituent une petite équipe de militants chargée d’accompagner la grève, si grève il y a. Ces militants sont majoritairement recrutés parmi les camarades du “Groupe métaux” (les Cahiers de Mai étaient organisés, comme les syndicats, par industries : métaux, textile, services, cheminots…). Comme je faisais partie du Groupe textile, je ne participe pas à l’équipe Penarroya, mais je vais leur rendre visite à l’occasion.

C’est ainsi que je vois tout ce qui est en train de se mettre en place en vue de la grève : le ravitaillement (assuré par différentes sections du Centre National des Jeunes Agriculteurs), les manifestations de soutien, les concerts… Et surtout, une très large popularisation, basée sur un gros dossier d’information, expliquant, prouvant, justifiant toutes les revendications des travailleurs.

Le 20 janvier – je me souviens encore de la date – je propose à Daniel Anselme (fondateur et animateur des Cahiers de Mai) de faire un petit film à partir du fameux Dossier Penarroya…

C’est le titre du film, je crois…

Pas tout à fait : Dossier Penarroya : les deux visages du trust, vous allez voir pourquoi. Je propose donc d’illustrer, comme dans une vulgaire émission de télévision, les cinq parties du Dossier :

1) Analyse économique du trust

2) Santé

3) Logement

4) Conditions de travail

5) Organisation

Et je m’entends répondre, assez sèchement : dans les luttes, il y a des priorités. Le film que tu proposes n’en est pas une, car il prendrait trop de forces et ne ferait que doubler le Dossier déjà existant. Rompez ! Je vais donc me coucher, et je suis réveillé au milieu de la nuit par le même Anselme, qui me demande : “Est-ce que tu peux faire ce petit film en quinze jours, pas un de plus ?” Et il voulait dire, naturellement, un film fini, copie standard ! Je réponds oui, en toute inconscience, et j’apprends alors qu’au cours de la dernière intersyndicale avant la grève, quelqu’un avait soulevé la question de l’image de marque moderniste, complètement mensongère, du trust Penarroya – et qu’il avait été immédiatement décidé de fabriquer un “outil” pour démonter cette image. Voilà comment je suis devenu outilleur. On a travaillé, Anselme et moi, huit ou neuf jours – et à la fin, trois ou quatre nuits – et le film a commencé à circuler le 5 février.

Un film “inséré” est donc un film qui s’inscrit dans toute une série d’actions prévues de longue date.

Il prend place dans un front de lutte, à côté d’autres moyens d’action, pour remplir un rôle déterminé, en fonction de la stratégie décidée par les travailleurs. En l’occurrence, il s’agissait d’une stratégie nettement offensive, de dénonciation, d’accusation et, bien entendu, d’arrêt indéfini de la production. Rien à voir, comme vous voyez, avec un discours général sur la Révolution ou tel autre “gros concept”.

Que visait-il comme objectif, précisément ?

Il s’inscrivait dans la dénonciation générale des conditions de travail à Penarroya, mais il visait plus précisément son image de marque en dévoilant “les deux visages du trust” : celui du discours de la direction et celui de la réalité sur le terrain.

C’était comme un marteau tapant toujours sur le même clou : chacune des cinq parties du “Dossier” commençait et se terminait de la même façon : au début, une phrase grotesque du baron Guy de Rotschild (patron de la banque du même nom et par conséquent de Penarroya, via la Compagnie du Nord), parlant fièrement des “locaux clairs et modernes” du siège Penarroya à Paris, et à la fin, la voix coupante d’Anselme reprenant : “Et voilà ce que le baron Guy de Rotschild appelle des locaux clairs et modernes !” Entre-temps on avait vu des usines du XIX° siècle où on cassait encore à la hache les batteries de voiture récupérées, où les travailleurs (immigrés) étaient logés dans des baraquements directement à côté des fours à plomb, etc. Ce n’était pas subtil, mais c’était frappant.

Un an plus tard – on est en 1973 – vous récidivez avec ce que vous appelez le “film-LIP”, c’est-à-dire :  Non au démantèlement, Non aux licenciements.

Et de façon également inattendue. Au départ, les ouvriers de LIP, ou plus exactement l’intersyndicale CGT-CFDT, demande simplement aux Cahiers de Mai de les aider à faire une chose qu’ils ne savent pas faire, c’est-à-dire un journal de grève.

Un journal de grève, ce n’est pas seulement un bulletin d’information : c’est une synthèse de ce qui a été dit à l’Assemblée Générale, c’est ce sur quoi on est en principe d’accord, c’est donc une plate-forme unitaire renouvelée jour après jour. L’unité, je ne vais pas vous faire une leçon de politique, c’est la force principale des travailleurs. Il n’y a donc rien de plus important, dans une grève, que de nourrir l’unité, d’approfondir l’unité, de maintenir à tout prix l’unité. Bref, c’est pour ça qu’on a appelé ce journal LIP Unité.

En quoi est-ce que c’était si difficile à faire ?

Demandez aux gens qui font les synthèses instantanées à l’Assemblée Nationale ou au Sénat, c’est tuant. En plus, c’est très technique, ça ne s’improvise pas. Croyez-moi, j’ai essayé, mais ce n’est pas mon fort… moi je suis un lent ! Donc, tout a commencé comme ça : une petite équipe des Cahiers, conduite par Anselme lui-même, a été s’installer à Besançon pour renforcer la Commission Popularisation (les grévistes de LIP étaient organisés en commissions de travail, dont la plus importante était la Commission Popularisation) et faire LIP Unité.

Comment est-ce qu’on passe de là au film ? Vous n’avez quand même pas proposé de faire un journal filmé !

Non, je ne connaissais pas encore Jonas Mekas… Je vous disais que ç’avait été inattendu : pas pour moi, mais pour les LIP. Pour comprendre, il faut bien voir ce qu’était la stratégie des LIP. Piaget (l’animateur de la grève) le répète sur tous les tons dans le film : “On ne gagnera pas cette lutte contre le puissant trust suisse Ebauches SA, le patronat français et le gouvernement, sans développer un vaste mouvement de soutien. L’axe stratégique de la lutte, c’est la popularisation!” D’où l’importance de cette fameuse Commission Popularisation.

Dès le début de leur grève, c’est-à-dire depuis avril 73, les LIP misent donc sur la popularisation. Et, on peut le dire comme ça : quelque chose a coincé au troisième mois, c’est-à-dire courant juillet. Pourquoi ? Parce que les LIP n’avaient pas bien pris la mesure de cette popularisation, ils n’avaient pas vu qu’il leur faudrait envoyer de plus en plus de délégations, et de plus en plus loin. C’est-à-dire au-delà des limites de la ville, de la région, et même de la France ! Or, tant que ces délégations n’allaient pas trop loin, les travailleurs pouvaient faire l’aller-retour dans la journée. Les militants expérimentés qui conduisaient ces délégations pouvaient cumuler cette activité de popularisation et leur travail dans l’usine, c’est-à-dire dans les commissions de travail où ils étaient inscrits et qu’ils animaient. Quand les délégations ont dû partir pour plusieurs jours, on s’est retrouvé devant le problème suivant : soit les militants expérimentés, capables de faire une prise de parole, d’ouvrir un débat, partaient en popularisation, et le travail dans l’usine en souffrait – soit ils restaient à leur poste dans l’usine, et les délégations étaient moins fortes, donc moins efficaces. C’est comme ça qu’est née l’idée de “mettre Piaget en boîte”, de façon à ce que toutes les délégations puissent partir avec le militant qui parlait le mieux, celui qui exprimait le mieux le point de vue collectif.

Fin juillet donc, on m’a demandé de faire un film centré sur Piaget. C’est-à-dire : Piaget, entouré de délégués CGT et CFDT et de membres du Comité d’Action, expliquant tous les aspects de la lutte au cours d’une visite bidon de l’usine. C’était affreusement lourd comme dispositif, mais c’est tout ce qu’on a trouvé. Là encore, le film a été bouclé en quinze jours, copie standard comprise. À la fin de la grève, on avait tiré pas loin de cent copies et on a calculé que le film avait été vu par environ trois cent mille personnes.

Il y a eu un second film-LIP, je crois…

Oui, raté. C’est-à-dire pas inséré, qui ne s’inscrivait pas clairement dans une stratégie. Et qui est venu trop tard, en plus ! Qui n’a donc jamais servi. On en a tiré une seule copie, que j’ai encore : elle est neuve !

Autrement dit : pas de film militant qui ne soit pas “inséré”…

C’est le sens que je donne au film “militant”, on peut avoir d’autres idées.

Alors justement, quelle est l’idée qui a présidé au long métrage que vous avez fait après la grève : LIP ou le Goût du Collectif ?

L’idée de départ est amusante, la suite beaucoup moins. À certains égards ça a même été un cauchemar. La seule chose amusante, c’est qu’Anselme (car c’est parti de lui) m’a présenté son projet comme un film de pirates ! Vous vous souvenez qu’au début de la grève, les LIP avait “mis en sûreté”, comme ils disaient, l’équivalent d’un million d’euros de montres terminées et d’ébauches. C’était leur “trésor de guerre”, ce qui devait leur permettre de tenir, de se faire des salaires, grâce aux ventes sauvages, etc. Le patronat était fou. Occuper une usine, même la remettre en route, passe encore. Mais faire main basse sur le stock et le vendre, c’était pire que la révolution, c’était “atteinte au droit de propriété”, la Terreur ! Bref, la grève finie, Anselme me parle un jour des ouvriers de LIP, de leur “trésor” et de leur “place forte” de Palente (leur usine), comme d’une bande de pirates à l’île de la Tortue ! Et qu’on devrait faire un film racontant l’aventure des LIP du début à la fin. C’est-à-dire, si on enlève toute cette sauce à la tortue, un film militant classique sur une grève – et non plus inséré dans une grève. LIP ou le Goût du Collectif est donc un film militant comme la plupart des films militants, c’est-à-dire l’histoire d’une lutte, la célébration de la lutte héroïque des LIP.

Je vous trouve un peu dur. Le film a quand même la grande qualité de faire entendre ces travailleurs de LIP, c’est-à-dire une parole qu’on n’entend jamais, une intelligence différente, une vision du monde différente…

C’est vrai, on entend quelque chose d’autre. Pas assez. Par exemple, on n’entend pas les femmes ! Mais on entend suffisamment le point de vue ouvrier pour que la position bourgeoise qui est présentée en face, les discours de Charbonnel, ministre de l’Industrie, du Médiateur Giraud ou du Premier ministre Messmer, paraissent complètement malhonnêtes, entièrement dictés par leurs intérêts de classe et pas du tout par leur souci affiché de “sauver LIP”. C’est pour ça que le film, bien que co-produit par l’INA, n’est jamais passé à la télé.

Et pourquoi ce film a-t-il été un cauchemar ?

Je veux bien vous répondre, mais j’ai peur qu’on tombe dans la politique… enfin, vous couperez. Pourquoi un cauchemar ? D’abord pour des conneries, parce que nous avons été incapables de travailler avec d’autres cinéastes et vidéastes militants et vice versa. Je ne sais plus exactement ce qui s’est passé, mais la dream team qu’Anselme avait réunie au cours de l’été 74 pour faire ce “grand film” a très vite éclaté, et je me suis retrouvé seul avec ces monceaux d’archives à monter.

Mais le vrai cauchemar, c’est qu’entre 1974 et 1976 (quand j’ai fini le film), il y a eu ce qu’on a appelé le “recentrage” de la CFDT. L’esprit de LIP, “le goût du collectif”, c’est-à-dire la démocratie syndicale, les pratiques collectives qui s’étaient développées depuis la fin des années 60, le travail en commissions, toutes ces avancées effectivement socialistes que les travailleurs avaient produites ou retrouvées et qui avaient culminé, en France avec LIP, n’étaient plus du tout à l’ordre du jour. Plus le temps passait et plus j’avais l’impression d’aller à contre courant. En dehors de Piaget, la commission qui était censée piloter le projet – en fait, la section CFDT – était de plus en plus réticente. Le titre du film – LIP ou le Goût du Collectif – a fini par leur sembler ridicule ! Il n’était plus question que de syndicalisme “responsable” et de “solution politique”. Le Programme Commun de gouvernement, entre le PS, le PC et les Radicaux de Gauche, devait nous mener à la victoire électorale. Et tout serait résolu par la voie des réformes politiques… comme on l’a bien vu, mais pas exactement dans le sens prévu, avec la victoire de Mitterand en 1981 !

Je sais qu’il est facile d’être clairvoyant après coup. A l’époque, la social-démocratie était encore une option crédible… ou qui avait du crédit. Dans les années 1930-1960 elle a quand même “élevé le niveau de vie” de la plupart des gens (chez nous, pas dans les colonies…) C’est l’époque où, sous l’influence de Keynes, le système capitaliste mondial a misé sur la régulation et même sur un certain partage des gains de productivité, plutôt que sur la libéralisation à tout va. J’admets donc qu’on ait pu se dire : ça va continuer avec le PS et ses alliés. D’accord. Mais même si c’est plus facile à dire aujourd’hui, on pouvait voir assez facilement, dès les années 60, les limites de ce cycle vertueux et ce qui se cachait en dessous. Surtout si on observait les choses à partir d’une chaîne de montage ou d’un foyer d’étudiants. C’est, je crois, le premier sens de mai 68 : la révolte contre l’imbécillité patente de la société de consommation et du spectacle, et la logique froidement criminelle du profit.

Mais le plus intéressant, la surprise dont je parlais tout à l’heure, c’est que le mouvement de mai et le mouvement ouvrier qui l’a précédé et suivi, ont spontanément inventé des formes de réflexion collective, en prise directe sur la vie, à l’opposé des discours creux de la classe politique, à mille lieues des incantations actuelles du PS sur la démocratie et autres “valeurs” de gauche ! Je n’étais pas à Paris en 68, mais j’ai passé des mois à Besançon entre 73 et 76, et je peux vous dire qu’on parlait de tout. Le débat politique, malgré le dogmatisme et le jargon de certains groupes, portait sur les vrais contenus de la vie. C’est ce qui était tellement mobilisateur. Alors, abandonner tout ça pour un “programme”, qu’on nous a vendu comme une lessive, par campagne d’affichage, avant même de l’imprimer, c’était dur à avaler !

Je ne dis pas que toutes ces discussions, toutes ces relations qui se nouaient étaient suffisantes. On vivait encore au XIX° siècle, on n’a jamais réussi à penser les nouvelles formes de production et d’aliénation qui se développaient et qui se sont encore plus développées après. Mais il y avait là ce mélange de sérieux, de plaisir, de goût du réel, de confiance, qui fait qu’on apprend, qu’on avance, qu’on a envie d’aller plus loin. Aucune “méthode”, puisqu’on en parle tant aujourd’hui, ne peut remplacer ça. En somme, la social-démocratie a récupéré le mouvement, mais elle s’est empressée de vider le bébé avec l’eau du bain, et maintenant elle est bien embêtée. Et nous aussi…

Passons, mais parlez-moi quand même un peu d’Anselme. C’était un personnage…

… énorme ! D’abord il ne s’appelle pas Anselme, mais Daniel Rabinovitch, il se réfugie pendant la guerre à Dieulefit dans la Drôme, rejoint les FTP à 17 ans, entre au Parti, devient journaliste (et même, dit-on, rédacteur en chef) à Action, le grand hebdomadaire culturel de la Résistance sud, récupéré par le PC à la fin des années 40, fait carrière dans ce même PC à l’ombre de Thorez, puis se met en disponibilité pour rejoindre le FLN et la Tricontinentale… et finit par fonder en juin 68 Les Cahiers de Mai, dont il est l’âme, ou le patron, comme on voudra. Mais c’est aussi un poète, un romancier (c’est lui qui a écrit La Permission, que Vidal Naquet – un connaisseur…- considérait comme le plus grand roman de la Guerre d’Algérie). Dans les années 60 il travaille aussi dans le cinéma, avec Antonioni et Fellini qui, selon la légende, l’aurait séquestré pour qu’il écrive La Permission. Car Daniel avait un petit défaut, qu’il a essayé de corriger vers la fin, mais c’est le genre de choses qui ne se rattrape pas : il n’arrêtait pas de raconter les livres qu’il n’écrivait pas, les films qu’il ne réalisait pas, etc… Il en rajoutait peut-être un peu, mais c’est sûr qu’il a été mêlé à beaucoup de choses et qu’il avait une culture, une expérience politique, une capacité d’analyse exceptionnelles. En politique, il m’a appris à peu près tout ce que je sais. En cinéma non, c’était un scénariste, pas un documentariste. Quand je suis entré aux Cahiers de Mai, il m’a d’abord dit : Fous le camp, tu ne sais pas ce que tu demandes ! Et puis on a développé une assez curieuse relation. Il y avait beaucoup de militants très connus aux Cahiers, mais aucun n’était à cheval comme moi entre l’art et la politique. Ça faisait un lien entre nous. Je me souviens encore d’une chose qu’il m’a dite au début, une formule peut-être, mais pas de la “phrase” : “Tu as fait pas mal de voyages horizontaux jusqu’ici : c’est rien. Maintenant tu vas faire le voyage vertical, à travers les classes”. Il ne parlait pas bien sûr de “s’établir”, de devenir ouvrier, mais de travailler de façon organique avec la classe ouvrière, et pour ça de faire le “voyage vertical”. Ce que j’ai compris assez simplement comme le voyage documentaire vers l’autre et non comme je ne sais quel passage de la petite bourgeoisie à la classe ouvrière !

C’est une expression que vous employez fréquemment. Qu’est-ce que vous vous trouvez de petit-bourgeois ?

Le mot “petit-bourgeois” ne me gêne pas du tout. C’est un terme sociologique dont je me sers d’abord parce que je n’en connais pas d’autre, et parce qu’il décrit exactement ce que je suis : je suis typiquement d’une famille petite-bourgeoise. Du côté de mon père c’étaient des artisans, des petits employés, des acteurs de boulevard, et finalement des intellectuels marginaux. Donc, ni prolétaires, ni bourgeois : petits-bourgeois. Du côté de ma mère c’est plus compliqué, parce qu’il y a des Chinois et des Polonais exilés en France que je situe mal, mais qui n’étaient sans doute pas des bourgeois. Si on regarde les choses en face, je ne vois pas ce que je serais d’autre qu’un petit-bourgeois.

La cruauté de l’observation ?

Voir les choses comme elles sont, tout simplement, voir d’où on vient, comprendre son habitus comme disait Bourdieu. Comprendre qu’on n’est pas une page blanche, mais un cahier sur lequel le milieu et l’éducation ont imprimé tout un ensemble de valeurs, de goûts, d’idées qu’on a tellement assimilées, qui nous sont tellement familières, qu’on les croit évidentes. Du coup, on voit forcément le monde à travers cet habitus. On regarde les autres à travers la grille interprétative qui nous a été inculquée. Et quand on est un cinéaste petit-bourgeois, eh bien on “cadre” surtout ce qui nous parait évident, c’est-à-dire nos clichés. Faut le savoir, quand même. Le petit-bourgeois est aussi particulièrement sujet aux illusions, il vit d’illusions. Il croit par exemple, que les gens ont des “dons”, qui déterminent leur destin, que l’école est un “ascenseur social”, etc. Il tombe dans tous les panneaux. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas des individus doués dans tous les milieux, ni que l’école ne sert à rien, mais pour le petit-bourgeois, qui a surtout peur de descendre, toutes ces évidences non critiquées, non examinées, l’amènent à voir la vie comme une ascension individuelle dans le monde tel qu’il est, c’est-à-dire à lier son sort à celui de la bourgeoisie.

Ce qui me fait penser, excusez-moi pour la digression, à Renoir qui disait : il y a deux sortes de gens, ceux qui ne pensent qu’à arriver seuls en haut de la montagnes – et ceux qui pensent que la vie consiste plutôt à descendre le fleuve avec les autres. Tout son cinéma est là.

Je comprends très bien… que vous n’êtes pas un petit-bourgeois, ou du moins pas de ceux qui ne pensent qu’à escalader les montagnes.

C’est vite dit. On ne se débarrasse pas de son habitus comme ça. L’idéologie qu’on a intégrée dans son enfance, on passe sa vie à essayer de s’en débarrasser. J’ai peut-être fait un bout de chemin ou en dehors du chemin qui m’a été tracé, mais au fond de moi, je reste un petit-bourgeois. L’os est petit-bourgeois, raciste et réactionnaire ! (rires). Il vaut mieux en être conscient.

D’où votre rejet de la “phrase” à votre arrivée en France en 70…

Oui, je ne sais pas… Je ne crois pas que je m’étais beaucoup examiné à l’époque. La rencontre avec les Cahiers de Mai a vraiment été une chance.

Je trouve très intéressant que vous parliez de cette nécessité de s’examiner, car il me semble que toute la suite de votre travail est marquée par le double souci de documenter le monde et de vous examiner. De lier les deux démarches.

C’est ce qu’il faudrait faire. Je ne sais pas si je le fais.

3. Fragments d’autobiographie

Le Documentariste ou le Roman d’enfance marque votre vrai retour au cinéma après la longue interruption consacrée à la politique…

… et au deuil de la politique. Non pas que je ne croie plus à la politique, mais plus de la même façon. Les années 80, “les années de la honte”, comme dit Piaget, ont été très dures. On a descendu la pente. La pente du chômage en particulier. Et on a laissé pas mal de gens en route. Mais ça aurait été dur de toute façon de renouer avec cette autre démarche, individualiste, ou plutôt solitaire, qui est celle de l’art.

Alors parlons directement du Documentariste. Comment vous est venue l’idée de cette structure narrative assez originale ?

C’est venu d’un roman de Perec qui s’appelle W ou le souvenir d’enfance, que vous connaissez sûrement, et qui est constitué de deux histoires indépendantes : W – et – Le souvenir d’enfance. Il s’agit de deux petits récits écrits et publiés dans les années 60 je crois, et que, des années plus tard, Perec a eu l’idée de rapprocher, ou plutôt de croiser chapitre par chapitre, pour en faire un nouveau roman : W ou… Je rappelle que W, c’est la description “ethnographique” d’une société imaginaire qu’il situe dans une île au sud du Chili et qui est en fait un camp de concentration. Et Le souvenir d’enfance, c’est l’enquête minutieuse que mène Perec pour retrouver le souvenir enfoui de ses premières années – et la découverte de la mort de sa mère… dans un camp de concentration.

Les deux histoires sont donc liées, en fait…

Oui, secrètement. Alors… cette structure croisée – un chapitre de W / un chapitre du Souvenir d’enfance – m’avait fasciné. Et je m’étais dit bonne idée ! Comprenez moi : ma “bonne idée” était purement économique ! J’ai pensé que je pouvais, en puisant dans mes propres archives, fabriquer, sans rien tourner (donc sans argent), l’histoire assez exotique d’un jeune documentariste français en Amérique du Sud. Une sorte de W, en somme. Il suffisait de trouver la deuxième histoire.

Je vais en parler à Thierry Garrel, qui venait d’être nommé Directeur des documentaires à LA SEPT, une espèce de petite chaîne culturelle qui n’émettait que par satellite et qui pouvait donc se permettre des expériences. Je lui dis : “J’ai la moitié du film, file moi de quoi faire l’autre.” Il me répond : “Banco… quand tu auras trouvé l’autre histoire.” Pas fou.

Je reviens donc chez moi sans un sou, et je réfléchis.

Parenthèse : il y a quand même quelque chose d’intéressant dans les structures ou les dispositifs narratifs a priori, surtout les plus tordus, c’est qu’ils vous forcent à réfléchir et à trouver une solution.

La solution ou l’idée que je trouve finalement, toujours en m’inspirant du bouquin de Perec, c’est de raconter mon “roman d’enfance”, c’est-à-dire l’histoire ou le roman que j’ai mis à la place de mes premières années, celles qui sont enfouies dans ce qu’on appelle l’amnésie infantile.

Excusez-moi, mais c’est bien plus que ça : c’est l’idée de raconter à votre mère un “roman” dans lequel elle est fortement impliquée !

Oui, tout à fait, vous avez raison… Mais ce n’était pas mon idée, ou pas complètement, pas jusqu’au bout. L’inconscient existe vous savez… Donc : d’un côté, l’histoire d’un jeune homme qui commence à faire des films plutôt sombres en Amérique du Sud – et de l’autre, l’histoire d’un enfant né en Chine, parfaitement heureux en Chine, et qui sombre quand on le ramène en France.

Et entre les deux, un sombre secret…

Je dirais plutôt un secret d’enfant, une de ces douleurs secrètes de l’enfance. Je résume : quand mes parents, qui étaient restés coincés en Chine pendant la guerre reviennent en France, ils n’ont pas d’appartement et il y a une grosse crise du logement. Ils décident donc de me laisser provisoirement dans un home d’enfants en Suisse. Le provisoire a duré ans… J’avais quatre ans, je ne parlais que le chinois, les Suisses non. J’ai pas compris. Du tout. J’ai fini par croire que ces braves gens n’existaient pas, c’est-à-dire que j’étais le seul être de mon espèce. Comme je le dis à ma mère dans le film : ce n’était pas agréable…

Et elle ne vous croit pas !

Non.

Entre sa position sur le canapé, sa beauté et celle qu’on devine sur les photos, le magnifique chat chartreux, les vases chinois sur la cheminée, les grands miroirs dorés, votre mère est l’image même de la perfection… ce qui rend sa froideur encore plus terrible. Et vous, vous avez cette position… comment dire ? – amène, comme pour l’amener à avoir un élan qui ne vient jamais.

Et non… Alors, le secret de ce petit enfant, au terme de cette plongée dans la solitude, est qu’il se récupère sur une chose abominable, qui est l’image des camps de concentration ! Dans ces institutions, en 45, 46, 47, il y avait beaucoup de petits enfants juifs qui eux étaient là parce que leurs parents n’y étaient plus. Et ces enfants parlaient beaucoup des camps de concentration. Les journaux d’enfants de l’époque, comme Vaillant (un magazine du PC), en étaient pleins. Je me souviens d’une bande dessinée qui s’appelait Fifi du FFI, qui ne parlait que de sabotages, de tortures, d’exécutions. Je me souviens aussi d’un petit copain polonais, Benoît, dont le père était parti, probablement à Auschwitz : on rêvait ensemble qu’il s’était évadé. Les camps sont venus remplir mon besoin des autres – je vais très vite – c’est devenu une famille idéale.

Et en définitive, c’est ce qui explique ou suggère, dans la fiction du film (parce que tout récit organisé, comme ce que je vous raconte en ce moment d’ailleurs, est une fiction), c’est ce qui suggère que, vingt ans plus tard, le petit garçon solipsiste de six ans ait commencé à faire des documentaires dans une léproserie ou une mine d’étain…

Vous ne racontez pas la fin, qui est terrible…

et merveilleuse.

C’est intéressant que vous considériez que tout récit est une fiction, ça met définitivement à mal la distinction entre documentaire et fiction.

Excusez-moi, mais la question de la différence entre cinéma documentaire et cinéma de fiction, c’est un truc pour les théoriciens, pas pour les cinéastes qui sont des praticiens. Le documentaire et la fiction, c’est deux pratiques différentes. Clairement différentes. Je vous parlais moi du récit. À partir du moment où, d’une part, on travaille ses images, où on les épure, où on les fait tendre vers ce que Conrad appelait “la valeur idéale des choses” – et d’autre part, qu’on organise toute cette matière selon des dispositifs qui produisent des effets très précis, on est dans un récit, qu’on peut appeler une fiction, mais qui n’est pas du cinéma de fiction, je ne sais pas si je me fais comprendre…

Très bien, alors parlons un peu de ces “effets très précis” et en particulier des effets de montage dans Le Documentariste.

Il me semble qu’il y a deux effets, au moins, qui sont inclus dans la structure même du film, c’est-à-dire dans cette alternance mécanique de deux histoires, toutes les deux ou trois minutes.

Pendant deux ou trois minutes, vous suivez une histoire, puis vous passez à une autre, sachant que la première continue, qu’elle va revenir, resurgir. Vous l’attendez donc. Que va devenir cette merveilleuse jeune fille qui part en Chine à la veille de la guerre ? Quel autre film va faire ce jeune homme après la léproserie ? Les deux récits linéaires augmentent mutuellement l’attente de la suite. Ils la déplacent “par derrière”, si je peux dire.

Autre effet purement mécanique : quand on revient à l’histoire du documentariste, on tombe sur quelque chose de nouveau, sur un nouvel espace-temps qui n’a rien à voir avec celui de la séquence précédente, qui est “tout frais” donc – et qui est en même temps la suite d’une histoire connue : double plaisir.

Vous avez retrouvé l’effet ou le plaisir du changement instantané d’espace-temps des films de pirates.

Il y a de ça, mais en plus radical, parce qu’on passe quand même d’une histoire à une autre…

Il y a aussi autre chose : dans ce film, vous êtes à la fois devant et derrière la caméra.

Oui, mais alternativement : dans le Documentariste, je suis toujours derrière. Dans le Roman, je suis toujours devant, avec ma mère.

Sauf à la fin.

Vous y tenez à votre fin !

Passons à La lettre jamais écrite (1990), qui s’inscrit aussi dans les débuts d’Arte avec la fameuse série Live – et où vous êtes, sans discussion, devant et derrière la caméra, dans le même plan.

Oui c’était le temps où ARTE, qui avait succédé à LA SEPT, se permettait encore des expériences. C’est-à-dire, où la case documentaire était aussi une case cinéma. On en est loin.

La série LIVE est une idée de Philippe Grandrieux. Son projet initial, si j’ai bien compris, était de placer vingt-quatre cinéastes sur les vingt-quatre fuseaux horaires et de leur demander de filmer pendant une heure. Une heure sans interruption, un plan-séquence d’une heure. On aurait eu comme ça une heure simultanée du monde. Il avait tout un discours bergsonien là-dessus, que je n’ai pas très bien compris. Mais ça n’a pas d’importance, car de toute façon, la chaîne a très vite ramené, pour des raisons d’économie, les vingt-quatre kamikazes à dix-huit – et on nous a envoyé aux quatre coins du monde à différents moments.

Vous avez été outilleur, vous voilà kamikaze…

Plutôt coureur de fond, croyez-moi ! Mais je voudrais d’abord rendre hommage à l’idée de Philippe, une idée quasiment indépassable ! Faire un plan-séquence d’une heure, traîner une caméra, et cadrer seconde par seconde, pendant une heure, c’est im-po-ssible ! Voilà la belle idée. Vous me direz que ce n’est pas une idée neuve : le scénario de la mission impossible est complètement éculé. Mais Philippe l’a renouvelé en déplaçant l’impossibilité au niveau de la réalisation ! Mission impossible extra-diégétique ! On ne se demande plus comment Tom Cruise va tenir contre toute une armée, mais comment le malheureux filmmaker va tenir la distance, ce qu’il va bien pouvoir faire pour remplir son heure, pour trouver encore autre chose à montrer, autre chose à dire. C’est totalement hitchcockien !

Regardez Berlin 10/90, l’épisode de la série réalisé par Robert Kramer : à un moment, il n’en peut plus, il n’a plus rien à dire, il est vidé – à deux moments même… et il s’assied tout simplement, à moitié nu, devant la caméra. Je crois que la seconde fois, il reste cinq minutes immobile à regarder la caméra. C’est admirable ! On en revient à ce que je disais tout à l’heure : les dispositifs a priori, surtout les plus tordus, vous forcent à trouver des trucs impossibles ! Moi, je ne pourrais jamais livrer mon corps comme ça : faut être américain. Il faut avoir cette façon qu’avait Kramer, ou Cassavetes, de filmer au corps leurs acteurs, de les travailler au corps. Nous, les Français, on filme plutôt la tête.

Revenons à votre participation à la série Live. Philippe Grandrieux vous parle de Bergson, et puis ?

Et puis, j’ai commencé à réfléchir. L’idée de faire un plan-séquence d’une heure, c’est très excitant. Mekas m’a dit que ça l’avait complètement branché. Je ne sais plus ce que j’ai trouvé, j’avais toute une liste sur un bout de papier, mais je l’ai perdue. Finalement, je me suis rabattu sur l’idée de faire quelque chose dans une usine. C’était clairement ce qu’on attendait de moi. A l’époque, pas mal de gens me considéraient comme un cinéaste militant, point. Rouch m’appelait Monsieur LIP ! Bref, on est parti sur cette piste, ce qui m’a donné l’occasion, entre autres, de visiter les usines Renault de l’île Seguin, et m’a rappelé les bons souvenirs de la grève du Département 38 en janvier 73 et celle, très importante, du 12/40, en mars-avril, dans lesquelles les Cahiers de Mai ont été très impliqués.

Et puis un jour, Philippe est venu me montrer le film qu’avait fait Robert Frank. Ça s’appelait It’s all true parce que tout était faux ! Frank avait mis quarante acteurs dans la rue, ce qu’on n’était pas censé faire, et il allait d’un groupe à l’autre surprendre d’étonnantes saynètes… bien préparées !J’ai dit à Philippe : oh là là, si c’est comme ça, oublions les usines, je pars au Japon. En fait je ne pensais qu’à aller au Japon, je visitais toutes ces usines distraitement, mais mon esprit était au Japon.

Où votre père venait de mourir.

Oui.

Et… on peut le dire ? – volontairement.

Oui. À certains égards, c’est un film là-dessus. Mais c’est surtout un film sur notre relation. Je me suis dit que j’allais raconter en une heure les moments rares, les quelques minutes par ci par là, où on a communiqué, ou, si vous voulez, on a été dans l’amour tout simplement. C’est donc surtout un film d’amour.

Une idée qui vous vient, en partie du moins, de Duane Michals et de sa fameuse photo A letter from my father.

Tout à fait.

Photo qui vous inspire également le titre de votre épisode : The Letter that Was Never Written. Ou : La lettre jamais écrite.

Oui. C’est une des fameuses photos de Duane, avec texte. Un texte qui dit à peu près ceci : “Mon père m’a toujours dit qu’il m’écrirait un jour une lettre très spéciale. Une lettre où il partagerait avec moi quelque chose d’intime, quelque chose entre nous deux. C’est ce que je voulais lire dans cette lettre : je voulais qu’il me dise où il avait caché son amour pour moi. Mais il est mort… et la lettre n’est jamais arrivée. Et je n’ai jamais trouvé l’endroit où il avait caché son amour.”

Au début de mon plan-séquence, j’explique à ma belle-mère japonaise que les pères n’écrivent jamais la fameuse lettre et que c’est donc aux fils de l’écrire à leur place. Après quoi, j’empoigne la caméra et je pars dans une interminable virée où je raconte, en relation avec les endroits que je montre, les quelques moments, tout à la fin de sa vie, où mon père m’a dévoilé son amour.

Parcours incroyable ! Dans cette maison japonaise parfaitement harmonieuse, il y a une série d’embûches inouïes, des détails d’architecture, des paravents et des escaliers, une cour intérieure, un jardin japonais que vous traversez pour monter vers un cimetière entouré d’immenses falaises, et finalement un bureau plein de livres… où tout s’achève : vous accumulez les dénivelés qui sont des métaphores de ces strates de mémoires que vous parcourez.

Encore une chose à laquelle je n’avais pas pensé. Vous avez beaucoup plus d’idées que moi !

Autre tour de force, non seulement le parcours est ininterrompu, mais il s’accompagne d’un commentaire continu.

Oui, ça ce n’est pas sans rapport avec ce que j’avais fait avec Rouch juste avant : c’est la parole issue de l’image, au lieu d’être plaquée dessus. Quand on filme et qu’on parle en même temps, c’est formidable, parce que c’est la caméra ou l’image qui dicte le rythme de la parole. Ce n’est plus une parole sortie d’une tête et qui tombe sur le pauvre monde, mais une parole qui vient du monde.

Et du corps !

Oui, du corps. Ça fait partie du dispositif “impossible” de Philippe : au bout de cinq minutes à traîner cette sacrée caméra, cassé en deux, on est complètement essoufflé. La parole est prise dans ce souffle que d’habitude on n’entend pas. L’essoufflement rend à cette parole un corps, une qualité corporelle, une vérité immédiate.

Vous aviez écrit le texte avant ?

Oui, en grande partie. J’avais divisé le film en cinq modules de dix minutes que j’avais écrits. Mais ce qui compte beaucoup plus, c’est de faire les deux ensemble, filmer et parler. Et là il y a une improvisation permanente.

À propos de votre film et de celui de Kramer, François Niney a beaucoup parlé, dans L’Epreuve du réel à l’écran, de votre position devant et derrière la caméra, qui donne aussi à votre parole un autre statut…

Oui, forcément, ma voix est in et off dans le même plan. Ça donne un effet de réel assez rare. Mais je ne sais pas si Robert y avait pensé, moi pas. François Niney, il est comme vous, il pense à des tas de choses auxquelles nous on ne pense pas.

4. Rouch, Mekas, Copi

Revenons donc à votre collaboration avec Jean Rouch…

Collaboration c’est beaucoup dire, Jean était un hippopotame solitaire et pas facile à harponner, vous pouvez me croire. Je profite de votre question, ou plutôt je la précède, pour vous dire d’abord quelque chose qu’il ne faut pas oublier. Les anthropologues anglo-saxons ont beaucoup reproché à Griaule, et par voie de conséquence à Rouch, d’avoir traduit les mythes africains en paroles trop, comment dire… trop arrangées, trop francisées. Ils étaient un peu comme mon père, qui n’admettait pas les traductions. Mais si ce travail nous permet à nous aussi de faire le voyage, si ça nous émerveille, si ça nous ouvre un peu la tête, que demande le peuple ? Et ça a été tout le sens du petit film que nous avons fait ensemble.

D’où est venue l’idée de Jean Rouch – Premier film : 1947 –1991 ?

C’est tout simple. Le soir au Musée de l’Homme, après la fermeture, je voyais quelquefois Rouch, dans le grand auditorium, qui enregistrait un commentaire devant l’écran. Et cette voix, cette façon de parler devant l’écran, cette espèce de transe dans laquelle il se mettait, me semblaient extraordinaires. Je voulais fixer ça. On a donc imaginé un scénario, un peu tordu, qui devait l’amener à refaire en direct le commentaire de son premier film : Au Pays des Mages Noirs.

Je ne me souvenais pas du titre…

C’est le titre des Actualités Françaises… oh combien françaises ! Ça me fait toujours rire, bien qu’il n’y ait pas de quoi. Je rappelle la triste histoire : après la guerre, Jean retrouve les collabos et les planqués de l’arrière bien installés aux affaires. Il y en a même un qui lui dit : “Vous avez fait la guerre ? quelle perte de temps !” Jean prétend qu’il lui a simplement tourné le dos et qu’il est parti calmement. J’ai mes doutes. En tout cas il n’a pas seulement tourné le dos à ce type, il a tourné le dos à la France, il est parti.

Avec deux amis qui partageaient sans doute ses sentiments, il décide de descendre la boucle du Niger en pirogue et, en cours de route, il filme deux scènes : une scène de possession et une chasse à l’hippopotame. De retour à Paris, il essaye de monter le film, n’y arrive pas, et en désespoir de cause – et par besoin de fric, toujours le fric – il vend ses rushes aux Actualités Françaises, qui font un montage très efficace. Et surtout… qui collent sur tout le film un commentaire totalement raciste !

Sans parler du titre…

Et le titre, bien sûr. Soit dit en passant et pour faire écho à ce que dit N’Diagne Adechoubou dans le film, Rouch a beau s’indigner, il a quand même laissé circuler ce film, sous son nom, pendant quarante ans. Ce qui en dit long sur le racisme ordinaire. Et Rossellini, qui a pris Au Pays des Mages Noirs comme première partie de programme pour Stromboli, n’a pas pensé, lui non plus, que c’était impossible. Mais j’en dirais autant de moi-même : j’ai lu Tintin au Congo pendant des années, avant de voir que c’était atroce. L’habitus… Les gens qui me disent qu’ils ne sont pas racistes, ça me fait rigoler !

Le racisme, pour le dire vite, c’est quand on pose, consciemment ou non, qu’il y a Nous, les civilisés, et les Autres, les sauvages. Mais quand on reste enfermé dans le Nous, on est quasiment condamné à l’aveuglement. Le racisme, ce n’est pas seulement qu’on voit les Autres mal, qu’on porte sur eux un mauvais regard, c’est aussi qu’on ne peut pas se voir soi-même.

Revenons aux bons côtés… Rouch finit par corriger son film, avec vous, en improvisant un autre commentaire, et quel commentaire, quelle voix, quel souffle poétique !

Vous savez ce que disait René Clair : il faut faire des films pour les trois minutes de vrai cinéma qu’on peut y mettre. Là, il y a trois minutes admirables : on vient de voir la scène de transe avec le commentaire raciste des Actualités – et c’est horrible, c’est violent, c’est des sauvages sortis de la préhistoire qui se livrent à un rite abominable…

et Rouch prend la parole…

et Jean nous explique tout bonnement, sur les mêmes images, que cette femme en transe, cette ménagère qui incarne maintenant le dieu du fleuve, demande en fait aux pêcheurs de ne tuer qu’un seul hippopotame. Et tout change, tout ce qui était folie devient jeu et techniques raisonnées. Les gestes qui semblaient durs deviennent presque doux, pleins de sens et de respect. Même la transe extrême des Haoukas, sur laquelle Rouch reviendra dans Les Maîtres Fous, devient compréhensible et justifiée. Au lieu de nous enfermer dans le “Nous” et de montrer les “Autres” comme des barbares, des nègres, des arabo-islamistes… le film nous fait passer vers l’Autre. Et ça c’est formidable !

On peut ajouter que le montage des Actualités françaises plaçait la scène de transe à la fin du film, en apothéose, ce qui est faux puisque la demande adressée au dieu du fleuve précède évidemment la chasse…

C’est faux sur le plan ethnologique, mais c’est vrai sur le plan cinématographique. Et Rouch en avait tiré une leçon qui était pour lui comme une règle. Il disait : “Ils ont eu raison, cinématographiquement, de placer la possession à la fin, parce que c’est la scène la plus forte. Un film doit toujours se terminer par la scène la plus forte.”

Après Jean Rouch – Premier Filmqui est, en définitive, le premier film de Rouch – vous êtes le co-auteur de son premier film ! – vous allez voir Jonas Mekas pour faire le deuxième numéro d’une série sur les grands documentaristes… et ça ne se passe pas du tout comme prévu.

Non… Après mon émission Live et la sienne, j’avais pris rendez-vous avec Mekas, en novembre 90, pour le printemps 91. Entre-temps la guerre du Golfe éclate et me laisse hors de moi. Je ne veux pas dire en colère, je veux dire “out”. Une sortie du temps, l’impression que le temps ne coule plus. Très désagréable, comme je disais à ma mère… En fait, j’ai peut-être retrouvé là ce sentiment affreux d’être seul de mon espèce. Je voyais qu’on tuait deux mille personnes par jour avec ces “frappes” dites “chirurgicales” et autour de moi personne ne semblait s’en rendre compte. La plupart des gens se sont laissé complètement baiser par les media. Pendant ce temps, moi, je passais mes nuits à creuser dans le sable pour essayer d’enterrer ces Irakiens sans défense, comme autrefois, j’essayais de faire évader les juifs qu’on envoyait dans les camps ! Bref, en arrivant à New York, j’avais complètement oublié pourquoi j’allais voir Mekas !

Malgré ça vous avez tout de même réalisé quelque chose ?

Oui, on a fait un film qui revisite son œuvre mais qui n’est pas très bon. Je vais en reprendre les meilleures parties dans les bonus du DVD de Célébrations, le film que j’ai finalement tiré de cette rencontre avec Mekas après la guerre du Golfe.

C’est votre société Kinofilm qui produit ce DVD ?

Oui. Petite publicité : il y aura nos entretiens, des actings, des paraboles… Plus la collection des News of The Day que Jonas a tournés pour Newsreel dans les années 60. Des documents fabuleux.

Quel était le point de vue de Mekas sur la guerre du Golfe ?

Je ne sais pas, on a peu parlé de la guerre du Golfe, comme si entre nous c’était inutile. Je me méfie d’ailleurs de ces histoires de “point de vue”. Ce qui compte c’est ce qu’on voit, c’est qu’on voie… Et Jonas avait vu, évidemment. On a donc assez peu parlé de la guerre et passé beaucoup de temps, quinze jours exactement, à faire des virées dans New York, à boire des coups, à reprendre pied dans la vie, avec un bonheur extraordinaire. Parce que même si le monde est horrible, la vie est extraordinaire. Et le retour à la vie, quand on reprend pied comme ça, c’est bouleversant. Sorti de cette dépression, je retrouvais tout comme si je le découvrais pour la première fois : la lumière, les gens, l’amour…

Vous dites, ou vous laissez entendre, que Célébrations est un film sur votre rencontre avec Mekas, mais c’est aussi – et surtout – un film sur votre vie quotidienne avec votre femme à New York, c’est une histoire d’amour… Dans la séquence que vous appelez Un moment d’amitié, il y a plusieurs plans de votre femme, qui ressemble à Ava Gardner : on ne fait pas des plans comme ça sans amour… Vous êtes d’accord avec moi ? Célébrations est bien un film d’amour ?

Oui, d’amour de la vie. Et… d’amour. Qu’est-ce que vous me faites dire !

On ne peut pas dire que vous filmiez comme Mekas, pour différentes raisons et d’abord parce que vous filmez en vidéo, mais il y a quelque chose de Mekas, une influence de Mekas…

Oui, je crois que j’ai vraiment adhéré, à ce moment-là, à la démarche mekasienne de l’”instantaneous reaction”, la réaction instantanée. Je crois que le cinéma de Mekas pourrait se définir comme un cinéma “réactif”. Réagir à ce qu’on voit, non pas pour dire des choses dessus ou pour s’exprimer, mais pour dire simplement : “C’est là que je vis, ces choses-là sont ma vie”. C’est en cela que le cinéma de Mekas est intrinsèquement autobiographique. Ce n’est pas parce qu’il parle de sa vie, c’est d’abord parce qu’il filme comme ça.

Ce que vous dites fait penser aussi aux photos de Robert Frank…

Oui, c’est la même bande, le même esprit. Cartier Bresson nous dit : voilà ce que j’ai saisi du monde, au mieux de mon talent, de mon intelligence, avec toute l’honnêteté dont je suis capable. Frank, une photo de Frank, c’est à la fois un lieu, des gens, une lumière et : “Qu’est-ce que je fous là ? Qu’est-ce que je fous sur cette route, sur cette plage, dans ce bar ?”

Est-ce que vous diriez que cette influence de Mekas vous a changé ?

Pas moi, mais ma façon de filmer, un peu. J’espère. Parce que j’avais un petit peu trop le goût de la “belle image”. Ce qui ne veut pas dire que les images de Mekas ne soient pas belles, elles sont souvent sublimes, mais ce n’est jamais de la “belle image”.

Pour en finir avec vos films “en collaboration”, parlons un instant de L’homosexuel ou la difficulté de s’exprimer, la pièce de Copi que vous avez filmée en un seul plan-séquence. Comment est-ce que vous avez eu l’idée de ce dispositif ?

Rouch et Mekas. Rouch, qui a filmé avec Philippe Costantini Folie ordinaire d’une Fille de Cham, et Mekas, qui a filmé de la même façon, c’est-à-dire sans interruption et sur scène, la fameuse pièce du Living Theatre : The Brig.

L’idée, si on peut dire, car c’est quand même assez évident – sauf pour les gens de la télé – c’est qu’il y a un espace-temps théâtral : une pièce de théâtre se déroule sans interruption du début à la fin. Les acteurs se lancent la parole, la reprennent comme une balle qui ne doit jamais tomber par terre, d’un bout à l’autre de la pièce. Couper, faire des champs contre champs, des plans d’ensemble, des gros plans, etc., comme on le voit dans les captations habituelles, ça me paraît un non- sens.

Donc, quand j’ai vu L’Homosexuel, dans la fantastique mise en scène de Philippe Adrien, j’ai demandé à Philippe et à ses acteurs de me faire une représentation pour moi, et je l’ai filmée de bout en bout en deux plans – parce qu’il n’y avait pas de cassette de plus d’une heure.

Vous n’avez pas choisi cette pièce uniquement parce que la mise en scène était bonne…

Non, évidemment, il y a d’abord la pièce de Copi, la furieuse révolte de Copi. Très rapidement : c’est une pièce qui montre l’horreur du monde, l’exclusion sexuelle, l’exploitation à mort et la difficulté d’exprimer tout ça. La difficulté, parce que – on revient à l’habitus – avec notre sentimentalité petite-bourgeoise, on n’est capable de voir l’horreur qu’enrobée de sucre ! La pièce est donc un mélange détonnant de scènes d’horreur à la limite du Grand-Guignol, et de tirades grotesques, larmoyantes, délirantes !

Vous avez proposé ce film à Arte ?

Oui.

Et ?

Thierry Garrel m’a dit que c’était la meilleure captation qui ait jamais été réalisée, mais il n’a pas pu l’imposer aux deux responsables du théâtre à Arte, qui trouvaient probablement que leur façon de filmer, avec une caméra fixe à droite, une caméra à gauche et une au centre, rendait mieux compte de la noblesse du théâtre. Elles avaient raison d’ailleurs : filmer comme je l’ai fait est un acte unique, un acte d’amour, pour une pièce en particulier, et qui ne peut pas se refaire indéfiniment.

5. Voyages et retours en Palestine

Mais c’est Arte qui vous a commandé Palestine Palestine ?

Non. Arte est monté dans le train quand je suis revenu d’un premier voyage en Palestine tout au début de la seconde Intifada, à la fin de l’année 2000. Ce qui a permis de débloquer le Fonds de Soutien et quelques autres aides, juste de quoi payer le montage. Ce n’est ni une commande, ni une co-production, mais seulement un pré-achat. Un tout petit pré-achat pour la toute petite case nocturne qui s’appelle La Lucarne.

Qu’est-ce qui vous a motivé à partir en Palestine dès le début de la seconde Intifada ?

Trop Long. Je ne peux pas répondre en deux phrases. Disons que j’ai su, le lendemain du déclenchement de l’Intifada, et je veux dire le lendemain, qu’il fallait que j’y aille. La décision était prise. Je suis parti fin novembre 2000, tout de suite après le festival belge “Filmer à tout prix”, que j’aime beaucoup. Avec une structure ou un dispositif a priori, qui vient d’ailleurs de ce séjour à Bruxelles.

Encore une structure a priori…

Oui, et qui a bien joué son rôle. Qui était très juste, je crois, du moins pour un premier film en Palestine. J’ai décidé que le film serait un triptyque, comme les triptyques de Brueghel ou de Bosch qu’on peut voir (que je venais de voir) au Palais des Beaux Arts de Bruxelles. Ou comme le film de Van der Keuken L’œil au-dessus du puits.

Je savais même que le panneau central devait absolument “faire voir” les réfugiés, puisque c’est le centre de la question palestinienne. Je savais donc que ma base de tournage serait un camp de réfugiés.

Mais je voulais aussi montrer le pays palestinien : les champs, les villages, les routes, les checkpoints, l’impossibilité de circuler librement. Il fallait donc que je trouve une idée pour parcourir ce pays, dans les deux panneaux latéraux. Et finalement, je vous passe les péripéties, j’ai trouvé – encore un hasard – un marionnettiste sans peur qui m’a embarqué sur le siège arrière de sa voiture pendant plusieurs semaines.

Le film se compose finalement d’une série de petits tableaux de la vie du camp de Dheisheh, encadrés par les tribulations d’un marionnettiste qui va d’écoles en écoles, jusqu’à ce que ça devienne quasiment suicidaire.

Une composition qui produit ce que vous appelez un effet de montage.

Oui, je ne sais pas si c’est comme ça qu’on dit dans les écoles de cinéma. Je distingue, personnellement, les effets de montage produits mécaniquement par une structure comme celle-là, du montage proprement dit. Il y a un “effet de montage” quand on passe sans transition d’un récit linéaire, un road movie avec un héros omniprésent, à une simple compilation de petites scènes d’un quotidien qui ne bouge pas – et vice versa.

Ce que j’appelle montage, en revanche, c’est tout ce qu’on met en relation, en rapport, en rythme, dans une partie, une séquence, une scène ou même à l’intérieur d’un plan.

A ce propos, je trouve qu’il y a dans ce film, un montage son très poussé, si on pense à la plupart des documentaires et même des films de fiction – et qui va devenir énorme dans Réminiscences d’un voyage en Palestine, où le son est, pour ainsi dire, comme la partie immergée de l’iceberg…

Oui, il y a six ou sept pistes son “sous” l’image, presque en permanence. En fait, à part un film, dont on n’a pas parlé, je n’ai jamais travaillé le son, ou avec le son, avant ces films palestiniens. D’abord, je n’avais pas les moyens que j’ai aujourd’hui, et de toute façon, je n’y pensais pas. Je savais – j’ai quand même lu Bresson – que le son fait voir mieux que l’image, mais c’était abstrait. Je n’étais pas tombé amoureux du son. Maintenant, c’est l’amour fou !

On parlait tout à l’heure des détails qui font toucher du doigt, comme le mouchoir de cette femme qui danse la cueca, eh bien je crois que les détails sonores en sont encore plus capables que les détails visuels. Tati en a trouvé à la pelle : le son de la guêpe au début de Jour de Fête, le son du pneu qui se dégonfle dans Les Vacances de Monsieur Hulot, etc.

J’ai été frappée par le bruit des gobelets, dans cette toute petite séquence de Palestine Palestine.

Oui, c’est un exemple d’un détail qui fait toucher du doigt : un bruit très présent, très parlant, mais pas un traitement sonore qu’on pourrait appeler symphonique comme ceux de Réminiscences. Ces gobelets qui tournent par terre avaient servi au cours d’une réunion, on s’en était servi pour boire, puis comme cendriers, et puis tout s’était répandu, le vent avait fait tomber les gobelets des tables et continuait à les faire tournoyer, le lendemain, au milieu des cendres, de la poussière, des flaques d’eau. C’était la trace, minuscule, de ces heures de discussion que je n’avais pas réussi à filmer, ou plutôt que j’avais filmées, mais qui ne donnaient rien.

Quand je me suis installé à Dheisheh, dans le Centre culturel Ibdaa, j’ai été fasciné par toutes ces réunions qui se suivaient toutes les demi heures, par la discipline de ces “vieux” militants (de 30-40 ans) de la première Intifada, par leur côté rieur, leur humour, leur passion. Je me disais il faut que j’arrive à capter ça, mais comment ?

Filmer une réunion, pourquoi pas, d’ailleurs il y en a une dans le film, mais plusieurs réunions, plusieurs sujets, ça aurait été affreusement lourd, sans vraiment faire voir cette pratique collective de tous les jours, de chaque instant. Et là… je ne dis pas que ces gobelets vides montrent ces réunions, mais ils les évoquent, ils les célèbrent, ils sont une trace de vie, qui s’ajoute à toutes les autres petites traces de vie de cette partie centrale du film.

Il y a comme une “absence-présence”, qui est très prégnante. Mais, encore une fois, on ne “verrait” pas sans le son.

Oui, il faut entendre le roulement sonore du gobelet, et s’il passe sur un petit gravier, il faut l’entendre sauter, il faut que cet accident devienne un événement. Alors tout devient vrai.

Et, vous avez encore raison, ça ne fait pas seulement toucher du doigt la réunion qui a eu lieu avant, mais aussi une “absence”, la disparition de ces gens, l’invisibilité des colonisés, le champ de bataille qu’est ce pays, la ruine de tout. On peut voir pas mal de choses dans un simple plan de gobelets… C’est ce que Jonas m’a écrit, à propos de Réminiscences d’un voyage en Palestine : “Tu laisses parler les images, et elles parlent. Elles parlent à différents niveaux, comme seule la poésie peut le faire.”

Pour faire le lien avec ce que vous disiez de la manière de Mekas, l’”instantaneous reaction”, comment la chance de ces plans s’est-elle présentée ? Ce sont des hasards heureux ? Ou au contraire des plans provoqués, voulus ? Comment obtenez-vous ces images ?

Je ne crois pas que ce soit ici de l’”instantaneous reaction”, plutôt de l’”attention flottante”. Je vois ça peut-être, justement, parce que je ne pense à rien de précis. Je n’essaye pas de dire quelque chose de précis. J’ai ce désir frustré de montrer ces réunions, mais je suis aussi confusément rempli du sentiment de ce pays en ruine, de ces tas d’ordures qui traînent partout, de ces sacs en plastique accrochés comme d’immenses bouquets aux barbelés. En fait je ne pense à rien : c’est au montage, en composant cette mosaïque du camp avec mon monteur Bernard Josse, qu’on s’est dit que ces trois plans de gobelets iraient bien dans le tableau. Que leur son creux en dirait plus que bien des discours. Je pense encore à une citation (vous couperez…), Giacometti disait : “Je ne sais ce que je vois qu’en travaillant”.

Considérez-vous que ces films réalisés en Palestine soient des films militants ?

Non. D’abord parce qu’il n’y a pas de stratégie palestinienne dans laquelle ils pourraient s’insérer. Et puis parce que personne ne m’a rien demandé. En revanche il y a une visée politique au second degré, qui rejoint la visée artistique. La fonction de l’art, je reprends la fameuse formule de Conrad, c’est “Faire voir, ceci et rien d’autre et voilà tout”. Dans le cas particulier de la Palestine, faire voir, c’est rendre réelles l’existence des Palestiniens et l’Occupation qu’ils subissent. Une occupation qu’on oublie, ou qui est terriblement abstraite, vue d’ici. J’ai cru devoir donner, au début du film, quelques exemples des décrets militaires israéliens qui régissent tous les aspects de la vie des Palestiniens, qui interdisent tout en fait. Mais l’essentiel du propos, ce que je me suis efforcé de faire, ce n’est pas de dénoncer ces lois, c’est de “faire voir (les Palestiniens), ceci et rien d’autre”. Ça rejoint aussi, si vous voulez, la devise de Mekas, celle qu’il chante au début de Walden : “They always tell me to say what I think but I only celebrate what I see”. On me demande toujours de dire ce que je pense, mais moi je célèbre seulement ce que je vois.

Est-ce la condition pour que les choses deviennent vraies ?

Vaste question… Moi je crois que la vérité, c’est surtout lié aux sens et à l’imagination, à la capacité d’imaginer, de voir vraiment les choses. Comme ces 150.000 ou 200.000 morts de la guerre du Golfe que la plupart des gens ne voyaient pas.

Vous connaissez la petite nouvelle de Conrad qui s’appelle Falk. Falk est le capitaine d’un remorqueur à Bangkok. Il a même le monopole du remorquage. C’est une espèce de géant taciturne et complètement frappadingue. Un jour, il décide qu’il n’en peut plus de sa solitude et qu’il doit impérativement se marier. Il jette son dévolu sur la nièce d’un capitaine hollandais, dont il retient pratiquement le navire en otage. Au final, il y a une scène étonnante entre Falk, venu faire sa demande en mariage, le capitaine hollandais et Conrad lui-même, qui est alors un jeune capitaine et qui sert plus ou moins de témoin à Falk. La demande faite, Falk se croit obligé de faire une confession. Et il révèle qu’au cours d’un drame de la mer, une avarie du bateau, une dérive de plusieurs semaines, il a été cannibale, il a tué et mangé un homme ! La fameuse nièce, soit dit en passant, est décrite par Conrad comme très appétissante. Stupeur du capitaine hollandais, lui-même décrit comme une espèce de boutiquier sans imagination – qui chasse Falk. Et c’est là que se situe un très court dialogue qui est, pour moi, la définition même de l’art. Le Hollandais, encore sous le coup, demande à Conrad : “Est-ce que vous croyez que c’est vrai ?” Réponse de Conrad : “C’est vrai dans toute la mesure où vous pouvez le rendre vrai, et exactement de la façon dont il vous plaît de le faire. Mais à vous entendre gueuler comme un putois, je ne crois pas du tout que ce soit vrai”. Autrement dit, la vérité est quelque chose qui doit être rendu vrai, d’une façon ou d’une autre. Mais ce boutiquier hollandais sans imagination était bien incapable de voir la vérité de l’histoire de Falk, de comprendre la souffrance de Falk.

Être là est une des conditions pour rendre vrai. La présence permet de témoigner. Au début de Réminiscences d’un voyage en Palestine, vous évoquez le projet du voyage (accompagner votre ami Daniel Maja, “missionné” pour superviser des classes de dessin destinées à former des illustrateurs palestiniens), en ajoutant que le vrai projet c’était peut-être tout simplement “d’être là”.

Un an et demi après Palestine Palestine, le hasard – toujours – se présente sous la forme de la mission dont vous parlez. C’était un vieux projet du Consulat de France à Jérusalem et du Ministère de la Culture palestinien, qui n’avait aucune chance d’aboutir dans les circonstances, puisque les grandes villes palestiniennes étaient sous couvre-feu total. Mais ce n’est pas comme ça que fonctionnent les administrations : quand un dossier arrive en haut de la pile, il est traité indépendamment des circonstances. Et c’est comme ça que Maja s’est trouvé missionné.

Il m’en informe, et je me dis : il y a peut-être un film à faire à partir de la confrontation de deux regards : celui de Maja et le mien. Pas évident, parce que Maja dessine toujours après coup, je ne dirais même pas de mémoire, mais d’imagination, en ramenant tout dans son univers, avec son bestiaire, etc… Et moi, j’étais bien obligé de filmer sur le motif.

Comment allaient s’articuler ces deux séries d’images ? La seule chose que je savais a priori, c’est qu’il fallait que je filme de façon très picturale, que je tende résolument vers “la valeur idéale des choses”. Mais je n’aurais jamais réussi sans cette espèce d’émulation qui m’a saisi, poussé au cul par Maja, qui voyait encore plus de choses que moi !

Au total, je suis revenu avec des images très impressionnistes (je pensais constamment à Bonnard, à Monet, à Dufy…), des images quasiment mentales qui fonctionnent comme des souvenirs. Il y a dans ces images, du moins je l’espère, une prégnance particulière. Par exemple, la fenêtre sur l’aube bleue du port de Gaza, où tout est bleu. C’est comme une image de rêve, il n’y a plus que du bleu. J’ai eu beaucoup d’images comme ça – et très souvent associées à des couleurs.

La robe blanche de la petite fille…

Voilà ! C’est le jour même de notre arrivée à Gaza, en arrivant à l’hôtel. On débarque dans un mariage ! Je vois cette petite fille qui s’échappe de la noce pour filer vers la plage dans sa robe blanche, comme un personnage de Fellini. Je la suis… et je la filme en train de faire la belle devant deux petits garçons qui passent. C’est presque un cliché, mais il faut se risquer. Je crois que cette robe blanche est aussi un détail qui fait toucher du doigt… plein de choses… à différents niveaux comme dirait Jonas.

Le commentaire prend position du côté pictural, sur les couleurs notamment, comme si elles étaient le premier support des réminiscences.

Oui, c’est d’abord par les couleurs que le voyage me revient. Je dis au début, et c’est le seul “commentaire” du film : “Le bleu de la mer… le blanc d’une robe blanche de petite fille sur la plage… le gris-vert des tanks, etc.” Mais j’aurais pu aussi bien dire : “Le bruit du ressac, la musique criarde d’une noce, le crissement des chenilles des tanks…”

En fait, les sons et les odeurs – voir Proust – portent beaucoup plus les souvenirs que les images. C’est pour ça que j’ai reconstruit le son de mes “réminiscences”, que j’en ai fait des empilements de sons très travaillés.

Sur, ou plutôt sous les plans de Khan Younès mitraillé, bombardé, dévasté… il y a par exemple un bruit complexe de tuyaux, de moteur d’avion en vol, de chuintement de poêle, de fil de fer, etc. Et tous ces sons se résolvent finalement dans un bruit très bizarre de vent dans une cage d’escalier. Il y a comme une histoire sonore qui se développe, qui nous mène d’une image à l’autre, qui est presque le fil conducteur du film. C’est un travail passionnant.

J’aimerais ajouter quelque chose à propos de la couleur particulière que donne votre voix et votre ton à vos films. Est-ce un effet que vous maîtrisez ? C’est une diction particulière que l’on retrouve à travers vos incipit, en tout cas ceux de Célébrations et de Réminiscences.

Pour Réminiscences, mais pour Célébrations aussi, il fallait que cette voix soit décalée ou distanciée. C’est une voix qui est à la fois présente et distante. Il y a un lointain palestinien et un lointain intérieur. Il fallait donc un ton particulier… que je ne maîtrise pas du tout. J’ai toujours un mal de chien à m’enregistrer !

Il y a beaucoup de noirs dans Réminiscences.

L’utilisation systématique des noirs – il y en a une cinquantaine dans le film, qui vont de deux à dix secondes –  remplit différentes fonction : de séparation, de rythme, de “rafraîchissement” de l’image. C’est très important pour des images qui tendent vers cette “valeur idéale” dont je parlais. Regardez ce que fait Bresson dans Le Journal d’un curé de campagne – et d’autres films : il y a une ouverture au noir au début de chaque plan et un fondu au noir à la fin. Comme ça, même si chaque plan est indissolublement lié au précédent et au suivant, on l’aborde avec un maximum de fraîcheur.

Pour conclure comment pourrait-on résumer l’entreprise documentaire ?

Le documentaire c’est faire voir l’autre, se voir dans l’autre. C’est un passage… Je reçois une image, je la prends, je la rends à ceux qui me l’ont donnée, mais aussi aux spectateurs, pour qu’ils s’en emparent à leur tour et fassent le voyage.

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Propos recueillis par Christine Martin à Paris, les 7 et 8 septembre 2004

Revu et corrigé en février 2024.