La Lettre du cinéma (Entretien)

Avec le recul que vous donnent vos trente-cinq ans d’expérience et de pratique du cinéma documentaire, vous rassemblez aujourd’hui votre démarche en une double formule : cruauté de l’observation, tendresse du regard.
Comment articulez-vous ces deux notions et depuis quand vous semblent-elles être le reflet de votre cinéma ?

Le plus simple, peut-être, est de partir du film où j’ai expérimenté ou ressenti le plus cette « cruauté de l’observation » et cette « tendresse du regard », bien que cette formulation soit venue bien plus tard, évidemment.
Il s’agit de mon premier film – ou de celui que je considère comme le premier, dans la mesure où c’est mon premier film vraiment monté : Manojhara (1969). C’est une description, par petites touches ou petites scènes – déjà… – de la léproserie Santa Isabel, au Paraguay.
J’y ai appris la cruauté de l’observation parce que les lépreux ou les internés pratiquaient cette « cruauté » en quelque sorte par nécessité. Le plus grand danger, en effet, pour ces hommes et ces femmes venus à la léproserie au bout du rouleau, quand ils ne pouvaient plus cacher leur maladie et qu’ils étaient donc complètement rejetés par la société, est l’illusion que tout pourrait s’arranger : qu’ils pourraient retourner chez eux, dans ce qu’ils appellent « le grand monde », c’est-à-dire le monde extérieur. Cette illusion doit être combattue à tout prix, y compris par une « cruauté de l’observation », qui se traduit notamment par les blagues qu’on entend tout au long du film, par toute une auto-dérision permanente et salutaire.
Un des lépreux – je crois qu’il s’appelait Victor Salsa – me disait : « Il y a deux illusions : l’illusion qui nie la réalité (et qui est mauvaise) – et l’illusion qui se fonde sur la réalité ». Cette pensée (parfaitement conradienne) a du faire son chemin en moi, car mon film raconte en fait, entre cruauté et tendresse, le passage de la « mauvaise illusion » à la « bonne ».

Entrons donc, pourquoi pas, directement dans le premier plan de ce premier film. Manojhara commence par une séquence d’autant plus surprenante que rien n’est jamais « expliqué » ni commenté dans le film.

Le « commentaire » est constitué d’un collage de phrases, de blagues, de poèmes… que j’avais recueillis, et qui forment une sorte de pensée lépreuse. Je ne me suis pas soucié de traduire cette pensée ou cet esprit, parce que le film, à l’origine, était destiné exclusivement à ces lépreux – qui n’avaient évidemment pas besoin d’explications.
La première séquence – qui est parfaitement claire pour eux – montre un groupe de lépreux, la nuit, qui portent un lit où se trouve un de leurs camarades, malade ou mourant. Ils le conduisent vers le dispensaire et les pavillons centraux ou « finissent » un jour ou l’autre tous les internés. Ce qui m’avait fait penser très fortement, à l’époque, à la fameuse nouvelle d’Edgar Poe Le Puits et le pendule. Comme le prisonnier de Poe, tous les lépreux qui le peuvent cherchent à rester à la périphérie de la léproserie, dans des petits ranchos où ils s’efforcent (illusion du second type) de mener une vie à peu près « normale ». Ils ne poursuivent leur voyage vers le Centre – le « Puits » – que quand ils vont trop mal, c’est-à-dire quand ils perdent leur autonomie. Et c’est la fin. Donc le malade qu’on voit dans cette première scène et qui est conduit vers le Centre fait son dernier voyage. Mais immédiatement, dans l’esprit d’un lépreux, pour les lépreux qui ont écrit le scénario avec moi en tout cas, cet homme pourrait bien être plein d’illusions encore : il pourrait imaginer qu’il va dans l’autre sens, vers le « grand monde »! Pour figurer cette illusion (du premier type), il y a un plan d’insert qui montre un promeneur qui s’éloigne calmement dans le soleil couchant, comme un homme qui a le monde devant lui… Tout de suite après, on retrouve évidemment notre malade sur son lit, en route pour le Centre – et on entend le « chœur » de ses camarades qui se moquent allègrement de lui et de son rêve impossible. Ces rires fous (nous) surprennent, parce qu’à l’image on voit quand même un type qui souffre, mais ils sont nécessaires, comme je l’ai déjà dit, pour ne pas retomber dans l’illusion qui est, pour eux, la chose la plus dangereuse qui soit.

La scène finale montre un bal, qui figure la vie qui reprend, et paraît presque belle.

C’est surtout l’aboutissement de tout un processus de « désillusion », qui est résumé par les deux dernière phrases du « commentaire », dont je me souviens encore par cœur : « Quand on arrive ici pour la première fois, on ne sait plus quoi faire de sa vie, on est complètement perdu . Mais après (et ça veut dire après plusieurs semaines ou plusieurs mois), on voit les camarades égaux, ou semblables, on retrouve la paix et on se cherche une raison de vivre, une manière d’être ».
C’est-à-dire, on voit qu’on est comme les autres, on se voit en eux : on se voit – on se trouve – enfin, hors du soi ou du nous de toutes les illusions. Je pense qu’on aura l’occasion de revenir sur cette opposition fondamentale du Nous et de l’Autre…
Je crois qu’on ne peut se voir vraiment que dans l’Autre, que si on fait le détour, ou le raccourci, par les autres. Quand on reste enfermé dans le « nous » on est quasiment condamné à l’aveuglement et au racisme. Le racisme, ce n’est pas seulement qu’on voit les autres mal, qu’on porte sur eux un mauvais regard, c’est aussi qu’on ne peut pas se voir soi-même : le racisme est aveugle et aveuglant.
Je reviens au petit texte qui termine le film. Voir les autres, accepter sa ressemblance ou son « égalité » avec eux, ça prend du temps. Le lépreux, au début de sa maladie et pendant très longtemps, refuse ce qui lui arrive, refuse cette défiguration qui touche à l’essentiel, c’est-à-dire au corps…

Pour vous, c’est le corps qui est l’essentiel ?

Oui, c’est le corps, ce n’est pas l’âme, évidemment ! Il est touché dans son corps, et ça lui prend donc beaucoup de temps pour accepter. Quand il y arrive, grâce aux autres, il « retrouve la paix ». Le chemin est parcouru. Ce chemin parcouru ne mène pas seulement à la léproserie : il y a un également un chemin dans la léproserie, qui est le chemin vers les autres et vers soi.

Comment tout cela est-il venu remplir le film ?

Eh bien d’abord, j’ai recueilli beaucoup de récits de vie, en vue d’une petite étude ethnographique (je ne pensais pas faire un film au départ). Et tous ces récits racontaient le calvaire que ça avait été pour arriver à cette léproserie, à bout de souffle, à bout de solidarité. Au début il y a une certaine solidarité notamment familiale, et puis elle s’épuise. Après il y a les champs, la forêt, les bananes volées, la cavale interminable, jusqu’au jour où le malade se rend : se dit qu’il n’y a plus que la léproserie. Que c’est son seul refuge. Là commence le second voyage dont j’ai parlé : de la périphérie, ou la vie semi-normale, vers le Centre, la vie assistée, la mort.
Le film est fondé sur cette opposition entre le Centre et la périphérie, mais toujours articulée sur la notion d’illusion, bonne ou mauvaise, vraie ou fausse.
L’illusion « vraie », ça recouvre ceci par exemple, que j’ai beaucoup filmé: pour rester à la périphérie, dans un petit rancho, beaucoup d’internés se mettent vite fait en concubinage (ça scandalisait l’aumônier !) « pas pour la chair », comme ils disaient, mais pour pouvoir s’aider mutuellement et conserver, à deux, une autonomie suffisante pour faire face aux tâches de la vie quotidienne.
Il faut savoir qu’une des premières choses que perdent les lépreux, c’est le tact. On n’imagine pas ce que ça veut dire de ne plus sentir ce qu’on touche : ça rend tout immensément difficile. Couper un morceau de viande qu’on ne sent pas, avec un couteau qu’on ne sent pas, c’est presque impossible tout seul. Et même à quatre mains, comme on le voit dans le film, c’est un vrai combat…

Voilà comment vous avez appris cette cruauté de l’observation ?

Oui, je l’ai apprise des lépreux, d’une certaine façon. De cet esprit-là. Je suis resté quatre mois dans cette léproserie, j’ai quand même eu le temps de comprendre. &CCedil;a m’a permis de filmer ces choses-là de face, sans hésitation, sans fausse pudeur. J’ai regardé la réalité en face, en somme. Comme eux. C’est comme ça que j’ai pu filmer, par exemple, un mort dans son cercueil ou un scieur de long sans mains qui s’attache les moignons à sa scie…

Je trouve d’autant plus beau que vous finissiez par un plan de bal puisque c’est encore des plans de corps qui tourbillonnent deux par deux. Si on peut parler d’image de fin, on sait que la danse continue et c’est comme si elle propulsait le film vers un autre cercle de cette périphérie…

Oui, je n’y avais pas pensé. Les corps se trouvent. Au début même s’il est entouré par six bonshommes qui portent son lit, c’est un type seul qu’on voit. Un homme qui rêve, comme dirait Perec. A la fin, il a trouvé l’autre – et il repart, vraiment, vers la vie.

Et qu’en est-il de la tendresse du regard ?

Là, c’est très simple. Je suis resté quatre mois à Santa Isabel. D’abord parce que je m’y sentais bien. Un monde fermé, c’est souvent un monde où la vie est plus facile, parce que le monde extérieur a disparu. Je m’y suis fait des amis. La tendresse du regard, il n’y a pas de secret : ce n’est pas qu’on est tendre, il n’y a pas une façon « tendre » de filmer, c’est des conneries tout ça. La tendresse du regard vient de la vérité des relations qu’on a su nouer, de la sympathie, de l’amitié. C’est une question de fond, pas de forme. Il suffit de filmer des gens qu’on connaît et qu’on aime. Je n’aurais jamais l’idée de filmer des gens que je ne connais pas (ou alors contraint et forcé, comme en Bolivie – et ça m’a beaucoup troublé). Je voyais l’autre jour un film rempli de jolis plans d’enfants au bord de l’eau, de jolies dames dans l’encadrement d’une fenêtre, etc, utilisés en plans de coupe ! Ce sont des plans volés, des plans honteux. Des plans de gens avec qui il n’y a pas de relation. Et ce n’est pas un hasard s’il n’y a pas de tendresse là-dedans. Il y a tout le sucre qu’on veut, mais pas de véritable tendresse. Le cas extrême de la tendresse du regard, c’est Jonas Mekas, qui n’a filmé que ses amis et sa famille. Son cercle le plus rapproché, le plus intime.

Pour vous on ne peut filmer que dans cette confiance ?

&CCedil;a me paraît évident. On pourrait définir le documentaire comme un métier qui consiste à rencontrer des gens, se faire des amis et les filmer ! Ou un art dont l’amitié est la matière première.

La matière et le moteur ?

Et le moteur, oui…

D’où vient le nom du film ?

Manojhara est un nom guarani, un nom composé : Mano c’est la mort et Jhara c’est la région ou le lieu. Donc : La région de la mort. Mais c’est aussi un concept, c’est la « destination ». Ce qui correspond peut-être davantage au sens du film.

Comment a-t-il été accueilli finalement par les lépreux ?

J’avoue, à ma grande honte, que je ne suis pas allé le montrer dans la léproserie. C’est une rupture du « pacte documentaire » qui ne veut pas seulement qu’on ne vole pas d’images, mais aussi qu’on les « rende » : qu’on aille les montrer à ceux qui nous les ont données. J’ai quelques excuses, dont je ne parlerai pas, mais c’est quand même un de mes remords. Cela dit, deux ou trois ans plus tard, j’ai revu à Paris une des bonnes sœurs qui travaillaient à Santa Isabel et qui m’a raconté… que quand les lépreux se sentaient mal, ils demandaient à revoir le film, que ça leur remontait le moral ! Je ne crois pas avoir reçu de plus beau compliment pour aucun autre de mes films.