Lettre ouverte aux Juifs américains

Veille de Pessah (Pâque juive), 5762 / 2002

Lettre ouverte aux Juifs américains par Assaf Oron, réserviste de l’Armée israélienne

Chers tous,

J’ai été informé hier d’un intéressant phénomène : une organisation juive de soutien à la paix appelée Tikkun a publié une annonce en notre faveur (nous, les refuzniks réservistes israéliens comptant actuellement plus de 1000 soldats, officiers et généraux) et a été immédiatement bombardée de e-mails et de coups de téléphone haineux de la part de Juifs américains. Plus intéressant encore, d’autres Juifs qui se considèrent eux-mêmes comme des partisans de la paix ont dénoncé l’annonce de Tikkun, au point que certains membres du Comité Consultatif de Tikkun ont démissionné afin de limiter les préjudices causés à leurs personnes. Tout ça m’a tellement attristé, alarmé et irrité que j’ai décidé de consacrer une demi-journée de mon temps à la veille de Pessah, pour vous écrire à tous cette lettre ouverte. Comme d’habitude, je fais long, aussi soyez patients avec moi.

La plupart des attaques ‘civilisées’ portaient, d’après ce que je comprends, sur tel ou tel point de détail de l’annonce de Tikkun. Ce qui n’a rien de nouveau pour moi. Tout au long des deux mois passés depuis que nous sommes apparus au grand jour avec notre propre annonce, j’ai entendu et lu tellement d’arguments spécifiques sur des aspects particuliers de notre action… Cela va des chinoiseries les plus minables au farfelu total, et chaque argument peut être réfuté et réduit en cendres en deux minutes. Mais sitôt que vous les avez réfutés, de nouveaux arguments particuliers poussent comme des champignons. Il est clair que derrière toute cette critique de détail, il y a quelque chose de très général et de non-spécifique. C’est pourquoi, si vous permettez, je vais partir du général pour n’en venir qu’ensuite à deux ou trois de ces points particuliers.

Le thème général est le thème tribal. Une voix très très forte (et actuellement, en Israël, c’est la seule voix qui soit pleinement autorisée à s’exprimer) ne cesse de clamer que nous sommes au milieu d’une guerre entre deux tribus : une tribu d’êtres humains, absolument bons – les Israéliens – et une tribu de sous-hommes, absolument mauvais – les Palestiniens. Cette voix est si forte qu’elle a même réussi à faire son chemin jusqu’à l’éditorial du New York Times (William Safire, 24 ou 25 mars). A ceux qui trouvent cette image noire et blanche difficile à avaler, la même voix ajoute que c’est une guerre à mort : une seule tribu survivra. Et donc, même si nous ne sommes pas le bien absolu, nous devons mettre de côté notre morale et notre conscience : nous taire et nous battre pour tuer, sinon les Palestiniens nous jetteront à la mer.

Ça ne vous rappelle rien ? A moi si. Déjà, en tant que petit enfant élevé en Israël sous Golda Méir et Moshe Dayan, tout ce que j’entendais c’était que les Arabes sont des monstres inhumains qui veulent nous jeter à la mer, qui ne comprennent que la force, et que depuis que nos merveilleuses FDI (Forces de Défense Israéliennes) ont gagné la Guerre des Six Jours, ils savent qu’il ne faut pas venir nous chercher, sinon gare ! Et bien sûr nous devons garder les Territoires Libérés, car il n’y a personne avec qui négocier… Puis vint la guerre du Kippour, et pour un enfant de 7 ans, c’était la preuve parfaite que les Arabes voulaient nous jeter à la mer, et quelle grande occasion ce fut là pour nos glorieuses FDI de leur donner une leçon ! J’ai prié pour que la guerre aille à son terme naturel et final : la complète reddition de toutes les armées arabes. J’étais trop petit pour comprendre comment la guerre avait réellement pris fin, tous ces cessez-le-feu et pourparlers étaient trop compliqués pour moi, trop ennuyeux, beaucoup plus ennuyeux que la guerre. Et il paraissait humiliant que ce soit NOUS qui devions nous retirer lors de ces cessez-le-feu. Je me souviens que la réouverture du Canal de Suez fut présentée dans nos médias comme une espèce de défaite.

Quelques années passèrent et une drôle de chose se produisit : ces Arabes-qui-voulaient-nous-jeter-à-la-mer vinrent discuter avec nous, et en échange du Sinaï, dirent qu’ils signeraient une paix complète. Le chef d’état-major (feu Motte Gour, qui fut plus tard un ministre du Parti Travailliste) hurlait que c’était un canular, que nous ne devions pas croire Sadate, mais les politiciens durent signer. Adolescent, je suis allé manifester contre le retrait du Sinaï. Je trouvais étrange que la plupart des manifestants fussent des Juifs orthodoxes. Après tout, c’était une question de pure logique : on ne peut pas faire confiance aux Arabes, c’est ce qu’on nous avait toujours appris. Et bien, heureusement pour le pays, le gouvernement et la majorité eurent recours à une autre logique, et nous ne sommes pas passés à côté de la paix avec l’Egypte.

Mais le paradigme ‘ils-veulent-nous-jeter-à-la-mer’ a immédiatement trouvé de nouveaux champs d’application. Il y avait une réalité gênante sur la frontière Nord, et bien que les forces adverses (des Palestiniens, pfff) aient strictement respecté un cessez-le-feu secret pendant environ un an, ils étaient Arabes et par conséquent, on ne pouvait pas leur faire confiance. Nous nous sommes donc convaincus d’envahir le Liban et d’y installer un régime mieux disposé envers nous. Le cerveau de l’invasion était le ministre de la défense Ariel Sharon, et Shimon Peres, alors chef de l’oppositon, vota avec son parti en faveur de l’invasion. Ce n’est que plus tard, quand la situation a tourné au vinaigre et après que de nombreux refuzniks se soient déjà retrouvés en prison, que l’opposition retourna sa veste.

Pour moi, à 16 ans, ce fut aussi un tournant. Quand je compris que le gouvernement m’avait menti pour me vendre cette guerre, je suis passé du ‘centre-droit’ à la ‘gauche’. Quelle tristesse qu’il m’ait fallu presque 20 ans encore d’un lent et douloureux processus pour comprendre combien les mensonges et les auto-illusions sont profondément enracinés dans notre perception collective de la réalité ! De toute façon, lorsque Peres a retiré le gros de nos forces du Liban en 1985, ‘on ne pouvait toujours pas faire confiance aux Arabes’. Et donc, pour calmer notre paranoïa et notre suspicion sans bornes, nous avons créé cette source perpétuelle de mort et de crime, ironiquement connue sous le nom de “Zone de sécurité”. Il a fallu des années, beaucoup de sang et « Quatre Mères » contre tous ou presque, politiciens, généraux, éditorialistes, pour finalement nous retirer du Liban. Sur ce dur et long chemin, nous avons appris que même les Libanais sont des êtres humains dont les droits doivent être respectés.

Mais pas les Palestiniens. Parce que les Palestiniens sont trop douloureusement proches de nous (comme un frère rival) et si je puis ajouter, parce qu’ils ont toujours été si faibles, nous leur avons réservé un traitement spécial. Les tenant sous notre coupe, nous nous sommes permis de les piétiner comme de la poussière, comme des chiens. Nous agissions ainsi même avec nos propres citoyens palestiniens (en particulier avant 1966). Mais nous avons perfectionné notre traitement dans cet étrange no man’s land créé en 1967 et connu sous le nom de « Territoires Occupés ». Nous avons créé là une réalité proprement hallucinante dans laquelle les ‘vrais humains’, membres de la Nation des Maîtres, peuvent se déplacer et s’installer à leur guise et en sécurité, tandis que les sous-hommes, la Nation des Esclaves, étaient repoussés dans les coins, rendus invisibles, sous la botte de nos FDI. Je le sais : j’y étais. On m’a appris comment faire, au milieu des années 1980. J’ai commis et j’ai été témoin d’exactions dont j’ai honte de me souvenir aujourd’hui encore. Mais heureusement pour moi, je n’ai pas eu à assister ou à participer à des actes vraiment ‘pornographiques’, comme ça a été le cas pour certains de mes amis.

A partir de 1987 (début de la première Intifada), cette réalité des Territoires, cruelle, invraisemblable, contre-nature, insultante, nous a explosé à la figure. Mais du fait de notre croyance inébranlable que les Palestiniens sont des monstres qui veulent ‘nous jeter à la mer’, nous avons réagi en essayant de maintenir à tout prix ce que nous avions créé. Ce qui signifiait bien sûr le recours à toujours plus de violence, avec comme résultat naturel que nous recevions toujours plus de violence en retour. Et quand enfin un processus de paix fragile et hésitant a cherché à se frayer un chemin dans ce gâchis, un facteur majeur (peut-être LE facteur) qui l’a sapé et vidé de son sens, a été la peur-sans-fin et la suspicion de L’Autre, de toutes nos institutions. Pour trouver une solution à cette peur et à cette suspicion, nous avons choisi la voie de la folie : c’est-à-dire d’exiger le contrôle total de L’Autre tout au long du processus. Lorsque cet Autre a finalement réalisé que nous lui escroquions sa liberté (et qu’il avait assez de ses propres désordres mentaux sans assumer les nôtres en plus), la violence a éclaté et tous nos anciens instincts se sont réveillés. Nous y voilà, avons-nous dit soulagés, nous pouvons enfin voir à nouveau leur ‘vrai’ visage : les Arabes veulent nous jeter à la mer ! Il n’y en a aucun avec qui parler (‘pas de partenaire’, comme disait notre ex-premier ministre adoré), ils ne comprennent que la force… Nous avons donc réagi comme nous savons le faire et comme nous aimons le faire : avec la force, toujours plus de force. Cette fois, l’effet a été comme d’éteindre un feu avec un baril d’essence.

C’est à ce moment-là que je me suis dit : NON, je ne joue plus. Vous allez me demander : et la menace existentielle ? Et moi je vous demande : avez-vous des yeux pour voir ? Vous ne voyez pas nos chars se balader tous les jours dans les rues palestiniennes ? Vous ne voyez pas nos hélicoptères tournoyer au-dessus de leurs quartiers, choisissant la fenêtre où tirer un missile ? A quel besoin existentiel répondons-nous en écrasant les Palestiniens ? Je vous entends : prévention de la terreur, dites-vous. Permettez-moi de reprendre les mots merveilleux de mon ami Ishay Rosen-Zvi : Vous combattez la terreur ? La bonne blague ! Le gouvernement israélien, par ses politiques d’Occupation, a transformé les Territoires en une serre pour faire pousser la terreur ! Nous avons semé les graines, nous les avons cultivées, nourries – puis notre sang a été versé et les politiciens du centre-droit ont récolté les bénéfices. En vérité je vous le dis, la terreur est la meilleure alliée des politiciens de droite. Vous savez quoi ? Lorsque vous traitez des millions d’individus comme des sous-hommes et pendant si longtemps, certains d’entre eux trouveront toujours des stratégies inhumaines pour riposter. N’est-ce pas l’argument que les Sionistes et d’autres révolutionnaires juifs avançaient il y a environ un siècle, pour expliquer les stratégies de survie discutables que certains Juifs employaient en Europe ? Mais nos aïeux ne disaient-ils pas : « Vivons comme des êtres humains, et vous verrez que nous nous conduirons exactement comme les autres êtres humains ? » Voilà la question.

*

J’espère que cette première partie de ma lettre a bien établi que je ne marche plus dans cette connerie du “ils veulent nous jeter à la mer”. Il ne s’agit que d’une illusion collective bien à nous. Mais ce qui est plus important, c’est que je ne vois plus de tribus. Je vois des gens, des êtres humains. Je suis convaincu que les Palestiniens sont des êtres humains comme nous. Quel concept, hein ? Et avant toute chose, avant TOUTE autre chose, nous devons les traiter comme des êtres humains sans rien exiger en retour.

Et puis non ! (désolé pour les fans accros de Barak) leur laisser quelques miettes de territoire pour y installer de pitoyables Bantoustans entièrement contrôlés, au milieu de nos colonies et de nos routes de contournement, et croire qu’il s’agit là d’un grand acte de “générosité”, non, cela n’a RIEN à voir de près ou de loin avec cette exigence fondamentale. Cette exigence n’est PAS négociable. C’est en outre – parfaite démonstration de justice historique ! – une exigence vitale pour la survie de notre propre Etat. Après quoi, et me basant sur les leçons de l’histoire moderne, en particulier celle du conflit israélo-arabe (tel que brièvement décrit plus haut), je crois vraiment que les Palestiniens s’apaiseront et que cette Sécurité et cette paix insaisissables nous seront enfin accordées (comme cela s’est produit, soit dit en passant, pendant près de deux années entières entre Wye 1998 et Camp David 2000).

Je n’ai aucune police d’assurance pour cela (enfin presque, sinon la promesse solennelle de tout le monde arabe), mais rappelez-vous que j’ai cette curieuse idée que ce sont des êtres humains. En tout cas, nous voyons trop bien maintenant quel type de police d’assurance nous procure le paradigme inverse. En attendant, je refuse d’être un terroriste au nom de ma tribu. Parce que c’est de cela qu’il s’agit et pas d’une “guerre contre la terreur”, comme essaye de nous le faire croire notre machine de propagande. C’est une guerre DE terreur, une guerre dans laquelle, en réponse à la guérilla et à la terreur palestinienne, nous employons les FDI dans deux types de terreur. Le plus visible est constitué d’actes violents, de meurtres et de destructions, que certains essayent encore de justifier en tant qu’”actes chirurgicaux de défense”. Le pire, c’est la terreur silencieuse, qui s’est maintenue sans répit depuis 1967 et tout au long du processus d’Oslo. C’est la terreur de l’occupation, de l’humiliation individuelle et collective, de la privation des droits élémentaires et du vol légalisé, de l’alternance d’exploitation et de famine. Voilà la masse immergée de l’iceberg, la terreur qui est elle-même à long terme une pépinière pour la contre-terreur. Alors je refuse simplement d’être un terroriste et un criminel, même si toute la tribu me condamne.

Ce qui m’amène à mon premier sujet particulier : est-ce que nous, les refuzniks, sommes persécutés et condamnés, ou est-ce que nous jouissons de la merveilleuse démocratie et tolérance israéliennes, dont nous profitons pour semer le désordre ? Bon, je dois admettre que ce n’est pas encore l’URSS ou le Chili de Pinochet, et les Juifs tout au moins jouissent ici d’une relative démocratie (la décrire comme vibrante et tolérante serait une grossière erreur, mais c’est un autre sujet, peut-être pour une autre lettre). Disons d’abord que le gouvernement et les FDI profitent largement de l’image qu’ils donnent en ‘nous laissant parler’. Et ensuite que, d’une manière assez sophistiquée (et avec l’aide généreuse et volontaire des médias), l’establishment nous réduit en fait au silence.

Les médias ont décidé pour nous qu’il n’y avait pas d’opposition… Ainsi une manifestation de 20 000 personnes est couverte en cinq secondes dans le JT de fin de soirée, et une manifestation de 500 personnes devant une prison militaire est complètement passée sous silence. Le fait qu’en ce moment même, il y a plus d’une douzaine de refuzniks en prison – le nombre le plus élevé depuis vingt ans – est caché au public israélien. L’histoire du capitaine (de réserve) Itai Haviv et du sergent (de réserve) Yair Yeffeth, qui réclamaient un procès militaire en bonne et due forme – au cours duquel ils auraient pu prouver que le refus (de servir) est synonyme d’innocence et qu’au contraire l’ordre de servir dans les Territoires est illégal – n’a été rapportée nulle part en dehors d’une brève mention dans les pages intérieures de Haaretz. Le public n’a donc pas appris que les FDI ont rejeté ces demandes et que Haviv passera la nuit du Séder (la Pâque juive) en prison, suite à une ‘audience disciplinaire’. Je ne doute pas que vous soyez assez intelligents pour savoir que, si les médias le voulaient, ces histoires feraient la une.

Pourtant vous continuez à entendre parler de nous. Voilà le mot-clef : DE nous. Mais vous ne nous entendez pas. Vous entendez seulement des gens expliquer, analyser – et le plus souvent (à 99%) pour nous attaquer. Nous sommes devenus les personnages idéaux pour “l’heure de haine” qui, dans le roman d’Orwell « 1984 », servent à réunifier la tribu. Des groupes parfaitement insignifiants de ‘volontaires’ mobilisés contre nous, un maire qui appelait les autorités locales à ne pas nous embaucher, et un groupe d’industriels qui appelait les employeurs à nous virer, ont tous eu droit à l’attention des media. Personne n’a pris la peine de rappeler que ces appels sont totalement illégaux (non, on ne se souvient de ‘la Loi’ que quand c’est nous qui la ‘violons’). Personne n’a cherché à fixer des limites à ce déballage. Bien plus, le premier ministre, dans un de ses rares discours publics, nous a blâmé (nous, et pas sa politique catastrophique) pour la vague de terreur. Le chef d’état-major ne peut plus s’arrêter de parler de nous : il nous voit comme une bande d’agitateurs avec un plan secret. Mais, ironiquement, la seule chose qui nous préserve d’un ‘goulag’ à long terme et de la perte de nos emplois, c’est l’opinion publique : le soutien et la sympathie de groupes plutôt importants dans des secteurs-clés de l’opinion, et bien sûr, les annonces de soutien comme celle publiée par Tikkun. Seulement, dès que le gouvernement ou les FDI estimeront que les lumières sont éteintes et que personne ne voit plus rien ni ne se soucie plus de rien, ils trouveront ou inventeront la clause ‘légale’ (les politiciens israéliens sont orfèvres en la matière) et jetteront en prison et pour longtemps ceux qu’ils croient être nos meneurs. Souvenez-vous, même le pauvre Abie Nathan a passé deux ans au trou simplement pour avoir osé parler de paix avec des membres de l’OLP.

J’en viens maintenant à la seconde question spécifique, celle de l’allusion au Nazisme. Certains lecteurs ont estimé que l’expression employée dans l’annonce de Tikkun – “obéir aux ordres” – était une allusion à l’argument récurrent des meurtriers nazis, selon lequel ils ont “seulement obéi aux ordres”. Rabbi Lerner a eu raison de signaler à ces lecteurs que l’exécution automatique des ordres est une caractéristique de toute dictature, et pas seulement de la dictature nazie, tandis que le refus d’obéir pour raisons morales est un signe de démocracie. Je suis d’accord, mais laissez-moi être moins poli et moins politiquement correct. Après tout, c’est seulement mon pays qui part en fumée pendant que j’écris ces lignes. Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Est-ce qu’Israël a le monopole de pouvoir taxer ses rivaux de nazisme, tandis que les autres n’ont qu’à la fermer, même quand la réalité commence à parler d’elle-même ? Des partis qui soutiennent l’idée essentiellement nazie de déporter tous les Palestiniens font partie de notre Parlement et de notre échiquier politique “légitime” depuis 1984 ! Des sondages récents montrent que 35 % de la population juive soutient actuellement cette “solution”, comme on l’appelle parfois… Des leaders, des rabbins, et monsieur tout-le-monde, se sentent libres d’appeler ouvertement, dans les médias, à l’éradication de villes palestiniennes entières, avec ou sans leurs habitants.

Le week-end dernier, le général (de réserve) Effi Eitam – tout frais sorti de l’armée, prêt à prendre la tête de l’électorat religieux et à devenir député, et qui se verrait bien comme une alternative à Netanyahou – a eu droit, dans le supplément de Haaretz, à une couverture flatteuse. Il y dévoilait une idéologie à faire froid dans le dos, appelant à expulser les Palestiniens qui ne voudraient pas rester comme esclaves en Galilée et en Cisjordanie vers la Jordanie, et ceux de Gaza vers le Sinaï. Et il a dit ceci : Pourquoi nous, le pays le plus pauvre en terres, devrions-nous prendre en charge la solution du problème palestinien ? Je ne sais pas pour vous, mais moi je me souviens d’une certaine rhétorique nazie, dans cette sombre période entre la Kristallnacht de 1938 et le début de la II° Guerre, où les Juifs étaient chassés d’Allemagne mais ne pouvaient trouver refuge nulle part ailleurs. Quand je vois un général des FDI à la retraite, étoile montante du monde politique, recourir exactement à la même rhétorique dans les pages du quotidien le plus “libéral” d’Israël, sans la moindre critique de la part de ses interviewers ou des éditeurs, mes cheveux se dressent d’horreur sur ma tête.

Mais quittons la scène politique pour revenir sur le terrain. Mon ami le capitaine (de réserve) Dan Tamir a décidé de refuser de servir dans les Territoires il y a environ un an, après s’être rendu compte de ce qu’il avait fait, quelques semaines plus tôt, en tant qu’officier de renseignements d’un régiment de réserve. Il s’est rendu compte qu’il avait établi les plans permettant de convertir une grande ville palestinienne en un ghetto fermé. Vous pouvez trouver l’intégralité de son compte-rendu sur notre site web, http://www.seruv.org.il/(hébreu et anglais). La grande majorité des Palestiniens des Territoires sont en train de crever de faim dans ces ghettos, et les jours de grâce où ils sont autorisés à en sortir à pied et à prendre un taxi collectif après le checkpoint, ces taxis se voient interdire d’emprunter la plupart des routes carossables de la région.

Mais pourquoi écouter un homme “de gauche” ? Ecoutons plutôt les officiers supérieurs des FDI. Le quotidien Haaretz (du 25 janvier) cite un des commandants les plus haut placés dans les Territoires, qui expliquait que pour se préparer à d’éventuels combats dans des zones urbaines fortement peuplées, les FDI devaient étudier, au besoin, comment l’armée allemande avait “opéré” dans le Ghetto de Varsovie. Une semaine plus tard, le journaliste confirmait sa citation et le fait que c’était une opinion largement répandue au sein des FDI, et poursuivait… en la défendant moralement !

Un petit nombre de gens, dont moi-même, ont essayé de soulever un scandale autour de ça. Une première lettre à l’éditeur a été publiée dans Haaretz. Une autre lettre beaucoup plus dure, que j’avais écrite, n’a jamais été publiée, et ma demande de discussion téléphonique avec un responsable est restée sans réponse. La question est retombée. Personne en Israël ni dans le monde juif à l’étranger n’était intéressé. Où étaient donc toutes ces âmes pieuses qui cherchent aujourd’hui querelle à Tikkun pour une allusion indirecte à l’horreur nazie ? Où étaient-elles quand un officier supérieur des FDI a fièrement lancé : pour battre les Palestiniens, soyons des Judéo-Nazis ?

Dans ma lettre à Haaretz, j’allais plus loin. Connaissant la mentalité des FDI et additionnant les indices, j’en ai conclu que les FDI étaient opérationnellement prêtes à envahir des camps de réfugiés – ce qui est un crime de guerre absolu, indéfendable – et que, par cette fuite en direction de la presse, les FDI commençaient à mettre la pression sur le gouvernement et à préparer l’opinion publique à l’invasion. Ma lettre ne fut pas publiée. Elle a été envoyée le 2 février. Quelques semaines plus tard, nous avons tous vu les horreurs des invasions de camps de réfugiés et les ripostes sanglantes qui ont suivi et qui ont culminé la veille de Pessah. Et vous savez quoi ? Généraux et colonels se sont congratulés, moralement et profession-nellement, parce que ces invasions ont “prévenu la terreur” et n’ont tué que des dizaines et non des milliers de personnes. (Note : en réalité, la raison majeure de la limitation de l’effusion de sang a été la décision, responsable, des “terroristes” de ne pas transformer les camps en champs de bataille totale. Mais ça pourrait changer au prochain round.) A la vérité, j’ai peu d’espoir que le public israélien se réveille. Le public israélien, dans sa peur et sa confusion, a pris la décision (avec l’aide des politiciens et des médias) d’aller dormir et de ne se réveiller que “quand tout sera fini”. Mais ce ne sera pas fini, parce que pendant que notre esprit est endormi, nos muscles se crispent dans leur prise mortelle, au lieu de faire la seule chose sensée (mais ça suppose d’avoir l’esprit ouvert) : lâcher prise.

Alors les gars, est-ce que vous allez rejoindre les bandes d’hypocrites qui chantent des berceuses pour endormir Israël et qui tombent sur le dos des refuzniks, sur Tikkun, pour que nous la fermions ? Ou est-ce que vous allez assumer vos responsabilités et être les vrais amis dont Israël a besoin aujourd’hui – même si ça suppose, pendant un certain temps, de n’être pas “gentil” avec Israël ? Ce soir, à la table du Séder, souvenez-vous, je vous en prie, de la douzaine de refuzniks qui passent ce séder dans une prison militaire. Mais, ce qui est plus important, souvenez-vous, je vous en prie, des mille et quelques personnes – dont trois quarts de Palestiniens et un quart d’Israéliens – qui étaient encore parmi nous il y a un an et qui ont été assassinées. La plupart d’entre elles auraient pu se trouver ici avec nous, si vous et moi avions agi plus tôt. Maintenant nous avons agi, nous avons fait le peu que nous pouvions. Je vous en prie, pensez à ces milliers de gens qui pourraient être condamnés si vous persévérez à ne pas prendre position.

Je vous souhaite de joyeuses Vacances de la Liberté. Aidez-nous, s’il vous plaît, à nous libérer de la peur, du racisme, de la haine et des morts qu’ils engendrent.

Bien à vous,

Assaf Oron

 

Le site des réservistes signataires d’une déclaration de refus de servir dans les Territoires Occupés est : http://www.seruv.org.il/.

Il existe d’autres mouvements israéliens de refuzniks ou qui incluent dans leur action un soutien à des refuzniks. Pour l’organisation Tikkun et le magazine qu’elle publie, voir son site :https://www.tikkun.org

Voir aussi le site du Gaza Community Mental Health Programme :www.gcmhp.net