La Loi de l’Occupant

par Rami Shehade

Première partie :
Les décrets militaires comme base législative de l’administration de l’Occupation

Le 7 juin 1967, l’armée israélienne occupe la Cisjordanie palestinienne, Jérusalem Est et la bande de Gaza. Le même jour, les forces d’occupation font paraître la Première Proclamation Militaire, qui affirme contrôler ces territoires «dans l’intérêt de la sécurité et de l’ordre public». Dans les trente-quatre années suivantes, plus de 1 300 décrets seront promulguées sur les bases établies ce jour-là, créant ainsi une législation militaire qui régit aujourd’hui tous les aspects de la vie des populations occupées.

La pierre fondatrice de l’édifice administratif israélien est la Proclamation Militaire n°2, qui déclare assumer le pouvoir et les biens du gouvernement précédent. Le Commandant des Territoires est donc le législateur suprême, le gouverneur et le juge du territoire occupé. Cette Proclamation prescrit également que les lois fiscales existantes restent en vigueur tant qu’elles ne seront pas modifiées par un nouvel ordre militaire. Les populations sous occupation se voient ainsi obligées de contribuer financièrement au maintien de l’Occupant, sous peine de sévères punitions pour ceux qui n’obéiraient pas à ses lois.

La Troisième Proclamation Militaire détaille les pouvoirs de l’administration pour assurer «la sécurité». Parmi ceux-ci : la censure, le couvre-feu, le bouclage de zones, la confiscation de biens et, sous l’article 67, le droit de n’importe quel soldat d’arrêter tout «contrevenant » et de le conduire dans un centre de « détention administrative », pour une période pouvant allant jusqu’à six mois sans procès. En avril 1970, le décret militaire 378 annula ces dispositions, pour étendre encore la juridiction et les pouvoirs de l’Occupant.

Deuxième partie : Les décrets militaires et le droit humanitaire international

Le XX° siècle a été témoin d’une terrifiante augmentation de l’échelle et des effets de la guerre. Par la suite, tout un ensemble de principes humanitaires internationalement reconnus ont vu le jour, pour protéger les populations civiles des pires excès des conflits militaires.

Les Conventions de Genève de 1949 sont au coeur de cette loi humanitaire. Elles constituent la réponse de la communauté internationale aux atrocités commises par les nazis pendant la II° Guerre Mondiale. Etant donnée leur acceptation quasi universelle par la communauté des nations, ces Conventions font désormais partie du droit international coutumier, qui s’applique à tous les Etats et en toutes circonstances. Chacune des quatre Conventions concerne une catégorie de personnes qui ne participe pas, ou ne participe plus, aux hostilités. La quatrième Convention de Genève traite plus spécifiquement de la protection des civils en temps de guerre.

Au début de l’Occupation, Israël prit soin d’indiquer que la Quatrième Convention de Genève s’appliquait bien aux Territoires palestiniens occupés. L’article 35 de la Troisième Proclamation Militaire déclare en effet : « Les cours militaires (…) doivent respecter les termes de la Convention de Genève (…) En cas de contradiction, les dispositions de la Convention auront la prééminence ».

Quatre mois plus tard, en octobre 1967, l’article 35 fut annulé par l’Ordre Militaire n° 144. Depuis lors, le gouvernement israélien soutient que la Quatrième Convention de Genève n’est pas applicable dans le cas d’espèce des Territoires palestiniens qu’il occupe.

Bien que signataire de la Quatrième Convention de Genève, l’Etat d’Israël nie être légalement tenu de l’appliquer dans les Territoires occupés en 1967. Son argument principal est que la Quatrième Convention ne s’applique que lorsque le souverain légitime du territoire considéré a été chassé par l’occupant. Or, selon Israël, le gouvernement jordanien qui gouverna la Cisjordanie de 1949 à 1967 n’en était pas le souverain légitime : la Convention ne peut donc s’appliquer…

Bien qu’Israël réfute l’applicabilité légale de la Convention, il affirme respecter en faitl’esprit humanitaire de ses dispositions. La Quatrième Convention déclare pourtant expressément que la confiscation de terres, les attaques de zones civiles, la démolition de logements, les restrictions de déplacements, les déportations et la construction de colonies civiles – pratiques courantes de l’occupation israélienne – sont autant de violations de ses visées humanitaires.

Néanmoins, Israël a accepté comme légalement contraignante une autre base fondamentale du droit humanitaire : la Quatrième Convention sur les Lois et Coutumes de la Guerre sur Terre et ses Règlements annexes. Ces dispositions, élaborées au début du siècle, sont plus communément connues sous le nom de Règlements de La Haye de 1907. Dans plusieurs cas, la Haute Cour israélienne elle-même a confirmé l’applicabilité des Règlements de La Haye. Elle a affirmé à la fois que le droit international fait partie du droit municipal israélien et que les Règlements de La Haye conditionnent l’administration militaire des territoires occupés.

Ceci étant et malgré la reconnaissance de l’applicabilité des Règlements de La Haye, les experts juridiques israéliens ont interprété plusieurs de ses articles fondamentaux de façon très étroite, limitant ainsi leur portée en ce qui concerne la protection des populations occupées. Leur lecture de l’Article 43 en est un bon exemple. L’article déclare : « L’autorité du pouvoir légitime étant de fait passée entre les mains de l’occupant, ce dernier prendra toutes mesures en son pouvoir pour restaurer et assurer – autant que possible – l’ordre public et la sécurité, tout en respectant, à moins d’en être absolument empêché, les lois en vigueur du pays. » Bien que l’Article 43 restreigne ainsi grandement le droit du pouvoir occupant de changer les lois en vigueur dans un territoire occupé, Israël a justifié de manière répétée des changements significatifs dans les lois existantes en arguant que la clause « à moins d’en être absolument empêché » leur permettait légalement de le faire.

Troisième partie : le développement des décrets militaires jusqu’à Oslo et après Oslo.

Plus de 1300 décrets militaires ont désormais changé la structure légale qui existait avant l’occupation de 1967. Le développement de la nouvelle structure légale de l’administration militaire peut se diviser en quatre grandes phases, menant jusqu’aux accords signés entre le gouvernement israélien et l’OLP. Ce qui eut lieu après Oslo et la déclaration de principes de 1993 démontre que la même tendance se maintient : les décrets militaires facilitent d’un côté le contrôle des populations occupées, et de l’autre, la colonisation des terres palestiniennes.

1- La première phase avant Oslo, de 1967 à 1971, a eu pour but le contrôle de tous les aspects de la vie de la population palestinienne.

Les libertés de réunion et d’expression sont fortement restreintes par des décrets interdisant l’assemblée de dix personnes ou plus et la publication ou la distribution de journaux sans l’aval des autorités militaires.

Les restrictions s’appliquent tout autant à la vie économique. Les exemples abondent. Le décret militaire n°49 interdit le transfert de biens à l’entrée et à la sortie des Territoires Occupés sans permission. Les décrets n° 9 et 21 donnent aux autorités israéliennes pleins pouvoirs sur les fonds bancaires, leur permettant de geler des actifs et de confisquer la comptabilité, comme et quand elles le jugent nécessaire. Le décret n° 25 criminalise toute opération commerciale touchant à la propriété foncière sans la permission expresse des autorités militaires.

Ce système de contrôle est illustré par le système de la carte d’identité. Ces cartes furent attribuées aux résidents des Territoires Occupés après le recensement effectué par les Israéliens en 1967. Les résidents furent alors légalement tenus de porter sur eux leur carte. En même temps, les autorités israéliennes se réservent le droit de la retirer à toute personne, sans justification.

Les quelques 200 décrets militaires promulgués pendant cette première phase constituent aujourd’hui encore la base légale de l’occupation israélienne. Sauf qu’à l’époque, ces décrets n’étaient pas publiés et que les avocats n’y avaient pas accès.


2 – Pendant la deuxième phase, qui dure à peu près de 1971 à 1979, les décrets militaires ont surtout visé à faciliter l’implantation des colonies juives dans les Territoires Occupés.

La population des Territoires est désaffranchie par le décret n°418, qui supprime la participation de toutes les autorités ou institutions locales, ainsi que des comités nationaux de planification, dans le plan d’occupation des sols. Ce qui a rendu possible la création de larges zones constructibles pour les colonies juives.
Parallèlement, une administration juive séparée se développe : le décret n°569 porte création d’un « département des transactions foncières spéciales » qui permet l’enregistrement des terres pour les colonies juives. Enfin, par le biais du décret n° 783, cinq conseils régionaux juifs sont établis en Cisjordanie, avec juridiction sur les groupes de colonies de leur secteur.

3) La troisième phase, de 1979 à 1981, voit le développement de ce processus de colonisation. L’implantation de civils juifs israéliens se poursuit, mais surtout, les liens entre Israël et ses colons sont renforcés : les lois israéliennes sont étendues aux colons, qui ne relèvent plus désormais de la juridiction en vigueur dans les Territoires occupés. L’administration des colonies est mise en conformité avec les règles du gouvernement juif local, tandis qu’une Administration Civile est créée dans les Territoires (à l’intention des Palestiniens), pour prendre en charge certaines des fonctions exercées par l’Autorité militaire.

4 – La quatrième et dernière phase avant Oslo est centrée sur le détail des règlements de planification des colonies juives.
Par ailleurs, tout un ensemble de règles sont promulguées concernant les questions financières en Cisjordanie et dans la bande de Gaza, en particulier pour contrôler l’entrée et la sortie d’argent des Territoires occupés. Plusieurs lois fiscales sont modifiées et la TVA introduite. Ces changements ont permis d’augmenter les revenus prélevés par les Autorités d’occupation sur la population occupée.

*

La période intérimaire envisagée par les Accords d’Oslo en attendant les négociations finales entre l’occupant et l’occupé a été marquée par une accélération du processus mis en place depuis 1967. Les décrets militaires continuent d’être utilisés pour modifier la situation sur le terrain. A l’approche de la date butoir de 1999 qui doit décider du statut final des Territoire, les Autorités israéliennes cherchent de plus en plus à resserrer leur contrôle et à consolider leur présence physique en accélérant la colonisation.

Ainsi, pendant toute cette période, les populations occupées ont continué à souffrir de la perte de leur maisons, de leur liberté et de leur vie :

Entre 1987, début de la Première Intifada, et 1999, 16 700 Palestiniens ont perdu leur foyer après que les forces israéliennes eurent démoli 2 650 maisons.
Un tiers de ces démolitions ont eu lieu après la signature des Accords d’Oslo.

Entre 1993, année de la Déclaration de Principes, et 1999, date prévue pour le Statut final, 492 civils palestiniens ont été tués par les militaires ou les colons israéliens.

En septembre 2000, il y avait encore 1 610 Palestiniens dans les prisons israéliennes. Presque tous ont connu une forme ou une autre de torture.

Enfin, un peu moins de cinq millions de réfugiés, de 48 ou de 1967, vivent toujours en exil.

Parallèlement, la main-mise sur les terres occupées continue :

Rien qu’en 1999, Israël a confisqué plus de 40 000 dunums de terres palestiniennes (plus de 4 000 hectares). Depuis 1967, l’Etat hébreux s’est ainsi approprié 79% de la Cisjordanie et de la bande de Gaza.

Ces terres confisquées servent aux colonies et à la construction des routes de contournement qui les desservent.

Plus de 400 kilomètres de ces routes ont été construites entre 1994 et 2000 : elles divisent désormais les Territoires Occupés en poches de populations isolées les unes des autres.

Depuis la signature des Accords d’Oslo, le nombre de colons établis en Cisjordanie et dans la bande de Gaza a doublé. On l’évalue aujourd’hui à 200 000, sans prendre en compte le bloc de colonies qui entourent le quartier palestinien de Jérusalem Est.

Dans la bande de Gaza, les faits sont particulièrement criants : 0,64% de la population (les colons israéliens) contrôlent 40% des terres.

Quant à l’eau, plus de 80% de la nappe phréatique palestinienne est confisquée par Israël, fournissant ainsi 25% de sa consommation totale, qui est quatre fois plus élevée per capita que chez les Palestiniens.

Cette politique d’expropriation des terres et d’expansion des colonies a été menée à un rythme plus élevé sous le gouvernement du Premier ministre Travailliste Ehud Barak que sous celui de son prédécesseur du Likoud, Benyamin Netanyahu.

Quatrième partie : les décrets militaires et l’économie palestinienne

Les décrets militaires israéliens ont eu un effet dévastateur sur tous les efforts entrepris pour construire une économie palestinienne viable. Ils ont été utilisés pour orchestrer et perpétuer une relation de contrôle et de dépendance entre le «centre» israélien et la «périphérie» palestinienne.

Outre la confiscation de terres et la création de centaines de colonies juives (qui morcellent la société palestinienne et empêchent son développement économique), les décrets ont constamment visé à empêcher l’investissement et à bloquer le développement de l’industrie palestinienne.
Pendant la Première Intifada (1987-1993), plus de la moitié des décrets militaires ont porté directement sur des restrictions économiques. Cette tendance a continué avec les Accords de Paris d’avril 1994, qui octroyaient à Israël un droit de contrôle sur les importations et les exportations de biens palestiniens si ceux-ci menaçaient d’entrer en compétition avec une industrie israélienne quelconque.

Mais l’effet le plus dévastateur sur l’économie naissante a été celui de la politique de bouclage : les autorités militaires entravent systématiquement la circulation entre les villes et les villages en établissant des checkpoints sur les routes principales et en élevant des barrières physiques sur de nombreuses routes secondaires. Les déplacements motorisés sont ainsi devenus presque impossibles et à haut risque personnel.

Depuis Oslo, le bouclage a continué en tant qu’instrument d’oppression collective. La domination sans partage des Israéliens leur permet, d’une part, d’isoler les différents centres de population palestinienne des zones A (« autonomes ») et d’autre part, de séparer les villes et villages sous contrôle israélien (zones C) ou sous contrôle « partagé » (zones B).

Les conséquences économiques de cette politique de bouclage sont immenses. Dès les premiers jours d’un bouclage général, le chômage passe de 11% à presque 30% : 100 000 Palestiniens obligés d’aller travailler en Israël par suite du retard (programmé) de l’économie palestinienne, perdent du jour au lendemain leur emploi – et 82 000 autres sont empêchés de se rendre à leur travail dans les Territoires occupés, en raison des restrictions internes de déplacement.
Au cours du dernier trimestre de l’an 2000, le chômage a ainsi atteint 38% de la population active et le taux de pauvreté a augmenté de 50%. Après quelques semaines de bouclage, plus d=un tiers des Palestiniens ont été réduits à vivre sur deux dollars par jour.

Enfin, et ce n’est pas le moins grave, la désorganisation du système éducatif palestinien est lourde de dommages économiques à long terme : les restrictions de déplacement et les attaques directes d’écoles portent gravement atteinte au système scolaire et risquent de laisser toute une génération sans les capacités qui leur permettraient de développer un meilleur avenir dans la région.