En quête d’une stratégie

Asmi Bishara

Le 3 septembre 2002, un colloque intitulé « De l’Occupation à la Réforme : le dossier manquant », s’est tenu à Ramallah dans les locaux de Muwatin, l’Institut Palestinien d’Etudes sur la Démocratie. En dépit du couvre-feu imposé sans discontinuer depuis trois mois par les Israéliens, une partie importante des élites politiques, intellectuelles et culturelles de Ramallah a suivi et animé ce colloque. On trouvera ci-dessous la transcription du discours programme prononcé à cette occasion par M. Azmi Bishara (représentant de Tajamu/Balad, l’Alliance Démocratique Nationale), discours dont l’importance tient non seulement à la finesse des analyses proposées, mais aussi au grand respect qui entoure les opinions de M. Bishara dans les cercles palestiniens de 67 et de 48. A noter que ce colloque a eu lieu avant le siège de dix jours de la Muqata’a, levé le 29 septembre par l’armée israélienne.

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Les questions dont nous allons débattre ce matin sont, pour moi, celles qui se posent avec le plus d’acuité dans la période actuelle. Quelles que soient les divergences qui peuvent surgir entre nous sur la manière d’analyser la politique de l’administration américaine et l’alliance conclue depuis les événements du 11 septembre entre les Etats-Unis et les droites sionistes (et au-delà, sur le fait que notre génération est l’otage de ces événements pour une durée qui semble devoir se prolonger), nous ne pouvons que tomber d’accord sur un certain nombre de points fondamentaux et évidents de la stratégie américaine et israélienne. Malheureusement, il nous est impossible de trouver dans la stratégie palestinienne un semblant de clarté comparable. Pourtant, nombreux sont ceux qui s’échinent à débattre du problème (de la stratégie palestinienne). Mieux vaut donc examiner, pour commencer, la réalité où s’inscrit cette initiative d’un débat sur la stratégie palestinienne, plutôt que d’aborder de front la question même de cette stratégie.

L’absence d’une stratégie de libération

Je suis chaque fois surpris, quand on discute de l’existence ou de l’inexistence d’une stratégie palestinienne, de voir à quel point certains sont pressés de réduire le problème à la question : « Etes-vous pour ou contre les opérations suicides ? » En ces temps difficiles, la réduction de la stratégie nationale à cette seule question illustre l’extrême pauvreté de la politique palestinienne, ce qui est plutôt tragique. Entendons-nous bien et dès le départ : quand je parle de stratégie, je ne parle pas de toutes les différentes actions, manifestations, opérations militaires, « étapes à franchir » etc., qui n’ont rien à voir avec la stratégie. Nombre d’opérations menées aujourd’hui sont tout simplement motivées par la vengeance, l’envie de réagir ou la colère et ne se rattachent à aucune stratégie. De même, les débats en cours à propos de la réforme (des institutions) ne s’inscrivent pas dans le cadre d’une stratégie, mais semblent plutôt inspirés par des questions de survie (politique) et le besoin de gagner du temps. Pas plus que les opérations militaires engagées actuellement, les critiques adressées à ces opérations ne relèvent d’une stratégie, même si ces critiques occupent une pleine page (payée) dans les journaux. Si certaines opérations militaires sont elles-mêmes des réactions, les critiques émises à leur encontre ne sont que des réactions secondaires, qui ne définissent évidemment aucune stratégie et ne fondent donc pas ceux qui publient ou signent (ces pétitions ou critiques) à se présenter comme une direction politique alternative. (L’auteur fait allusion ici à un encart publicitaire d’une page, payé par l’Union européenne et publié dans les quotidiens palestiniens en juillet, pour demander l’arrêt des opérations militaires à l’intérieur de la Ligne Verte. Plusieurs personnalités palestiniennes ont signé cette pétition.) En fait, la stratégie est un continuum, et non une simple collection de choses séparées et distinctes. C’est un continuum intellectuel, politique et même affectif, ainsi qu’une question de volonté. J’ajoute que la stratégie est une question qui relève du Pouvoir, et non des simples citoyens. Un chef de famille peut avoir une « stratégie » relative à l’administration de ses affaires familiales, mais il n’est pas tenu d’avoir une stratégie politique. De la même façon, il n’incombe pas aux intellectuels palestiniens d’énoncer une stratégie politique. La stratégie dont nous parlons ici est celle qui relève des dirigeants d’un peuple. Il faut d’emblée établir cette distinction si l’on ne veut pas que toutes nos discussions se transforment en questions du type « qu’est-ce que c’est, la stratégie ? » Maintenant, quand la discussion portera réellement sur la stratégie, il faudra la conduire avec patience, en prenant le temps d’écouter, au lieu de répéter sans arrêt : « Résumez-moi ça en quelques mots ». Parce que le champ de la stratégie est bien plus large que celui des opérations militaires ou de la réforme. C’est une vaste question qui porte sur le rapport entre la situation actuelle et les objectifs que nous nous efforçons d’atteindre par des moyens politiques. Je dis bien politiques : les stratégies dont nous parlons ici sont politiques – pas expérimentales.

Le débat sur les opérations militaires

Il est absurde de se demander si l’on est « pour ou contre » les opérations militaires quand on ne connaît ni la stratégie qui les dicte ni ce à quoi elles doivent conduire. La même remarque vaut pour la réforme (des institutions): dans quel contexte se situe-t-elle ? Nous devons être capables de l’expliquer dans des termes compréhensibles par tous. Il n’est d’ailleurs pas nécessaire pour cela de toujours invoquer le but ultime de « la libération du peuple palestinien » : dans toute stratégie il y a aussi des étapes, donc des objectifs de transition. Quels objectifs transitionnels poursuit cette stratégie particulière, et comment doivent-ils être atteints ? Un leader politique doit être capable, à tout moment, de fournir ces explications, sinon ce n’est pas un leader, ou il ne mérite pas de l’être. Dans ce sens, un leader ne peut pas être simplement un chef historique ou un chef de parti, surtout si sa stratégie politique pousse le peuple à la mort. Autant la mort est une donnée fondamentale, inhérente à la lutte et que les circonstances du combat peuvent même exiger, autant elle doit toujours être explicable. Sinon, comment parler de direction politique ou de société responsables ? J’ai bien conscience des sacrifices qu’exige toute lutte de libération, surtout si l’on a affaire à une colonisation du type implantation, qui est plus difficile à déraciner que tout autre forme de colonisation. Car ce n’est pas comme si ces gens étaient venus pour une période fixée par mandat et envisageaient un retour éventuel. La nature de ce colonialisme les amène plutôt à dire : « Je suis ici pour y rester et pour prendre votre place. » A l’évidence, il n’est pas possible de se débarrasser de cette forme d’occupation, sans une stratégie de résistance (strategiyet mogawama).

« Réformes » ou Stratégie de Résistance

Nous touchons là un point-clé, sans lequel on ne peut rien comprendre. Prenons la question de la « réforme » (en tant que moyen de renforcer les droits civiques des Palestiniens). Je ne comprends rien aux arguments mis en avant dans certains cercles palestiniens à propos d’une « réforme » complètement déconnectée par ailleurs des préoccupations de la rue : les checkpoints, les implantations, etc. Je crois quant à moi que la question de la réforme doit être replacée dans le contexte global de la lutte nationale et rattachée à la stratégie que nous devons suivre pour nous libérer de l’occupation. En tout état de cause, je ne vois pas comment un processus de réforme progressive, ou de construction d’un état dans les Territoires occupés, pourrait conduire à la libération sans un mouvement de résistance (mogawama), C’est pourtant le présupposé de tous ceux qui ont soutenu sincèrement les accords d’Oslo – je ne parle pas des cyniques évidemment. Je pense aux gens qui ont défendu Oslo à partir d’une position de principe, en disant : « Avec Oslo, nous nous engageons dans un processus toujours plus large qui, à terme, mettra fin à l’occupation. » Les partisans de cette stratégie ont cru qu’après la guerre du Golfe, une fois que les Etats-Unis auraient établi leur hégémonie sur la région et sur le monde, les Palestiniens pourraient entreprendre de constituer un Etat sur des bouts de la Cisjordanie et de la bande de Gaza. Ils croient toujours que, malgré les temps plutôt troublés qui se sont succédés, cette stratégie est en principe constructive, même si elle a elle-même besoin d’être réformée (i.e. – la réforme de l’Autorité palestinienne est à l’ordre du jour). J’y suis pour ma part catégoriquement opposé. Cette stratégie est une erreur de bout en bout. Elle ne débouchera pas sur la libération. Une stratégie de libération comporte nécessairement un principe élémentaire qui s’appelle résistance (al moqawama). Que faut-il entendre par moqawama ? Ceci : faire payer à l’occupant, pour son occupation, un prix tel qu’il soit incapable de le supporter moralement, matériellement, affectivement, politiquement, économiquement et socialement. La moqawama n’a pas pour but de vaincre militairement l’occupant. La résistance n’a pas pour but de remporter une « bataille décisive » sur l’occupant, ni par conséquent de l’engager dans une bataille décisive. Elle vise très précisément à lui faire payer le prix de son occupation et dans des conditions telles que ceux qui la subissent soient capables de la supporter, donc de continuer à résister.

Les Etats Unis

L’idée de nous glisser dans le plan américain de « réforme », c’est-à-dire de profiter des pressions qu’exercent les Etats-Unis en vue de « réformer » l’Autorité palestinienne, pour mettre en œuvre nos propres réformes, ne tient pas debout. Voyons les choses dans leur ensemble. Il n’y a pas actuellement de réforme (inspirée par les USA) en cours : il y a une refonte des services de sécurité qui vise à établir un organisme de sécurité principal et centralisé, capable d’agir en concertation avec les Américains et les Israéliens sur la question de « la lutte contre la terreur ». Tout le reste est accessoire. Au sein du mouvement national palestinien, certains éléments cherchent pourtant à se fonder sur ces à-côtés pour reprendre le thème de la réforme et l’exploiter. Mais cette aspiration à la réforme est prise dans une stratégie contradictoire : la vieille stratégie d’acquiescement à l’Occident, qui croit en un processus d’apaisement progressif, alors même que les Etats-Unis (surtout) et Israël (par la suite) imposent insatiablement et sans fin leur volonté. Depuis les invasions (consécutives à l’opération « Rempart » d’avril 2002), s’est mis en place un processus grâce auquel l’Administration américaine, tout en s’octroyant le mérite d’avoir sauvé les dirigeants palestiniens de la fureur israélienne, se livre à un interminable chantage pour imposer ses conditions à l’Autorité palestinienne. En même temps, et par définition, il est impossible de satisfaire cette Administration, puisqu’elle a décidé une fois pour toutes qu’aucune des questions stratégiques concernant les peuples de la région et le peuple palestinien en particulier ne ferait l’objet de négociations avec l’Autorité palestinienne. L’Administration US a clairement décrété que quiconque (parmi les dirigeants palestiniens) cherche à coexister avec Israël devra s’y prendre désormais tout autrement (c’est-à-dire en liquidant ni plus ni moins la contestation anti-impériale). Le pouvoir palestinien actuel est inacceptable à ses yeux, parce qu’en ne se conformant pas à cette façon de traiter avec Israël, il montre à tous les peuples de la région un très mauvais exemple. D’où la position de l’Administration américaine, qui voudrait que le changement de la Direction palestinienne intervienne avant les élections et que des personnalités de premier plan, selon ses intérêts, soient (placées) à des postes-clés avant cette consultation. Les Américains n’appellent pas à des élections pour les perdre… Ce n’est donc pas par hasard qu’on assiste en ce moment à une campagne d’arrestations massives. Les Israéliens sont en train de boucler tous les cadres politiques nationaux essentiels à une mobilisation pour la résistance : chefs politiques aussi bien que cadres de base. Ils ont déjà emprisonné huit mille personnes : exactement autant que pendant la première Intifada. C’est, pour eux, une étape préliminaire essentielle à la préparation des élections, car il y a une grande différence entre organiser des élections avec – ou sans – la participation de ces militants. De même, cela fait une belle différence quand certaines personnes sont aux postes de commande et d’autres pas !

Résistance et lutte armée

Cela étant, je tiens à rappeler que quand je parle de stratégie de résistance, je ne parle pas d’opérations militaires. La mentalité de compétition et les discours infantiles sur « qui a fait quoi », les propos de café du Commerce du genre « Cette opération était bonne », « Non, elle était mauvaise », ou « Regardez tous les martyrs qu’on a », etc… n’a malheureusement pas fini d’accompagner la lutte armée des Palestiniens. Nous en sommes toujours à mesurer nos actions en fonction du nombre de nos martyrs, et non des pertes que nous avons réussi à infliger. Le tout, encore une fois, sur fond de compétition : tel groupe a fait ci et ça, alors « on ne va pas être en reste ». Mais la question n’est pas là ! Le principe essentiel et non-dit à la base de la résistance est que les Palestiniens sont pleins de vie et refusent le statu quo. En d’autres termes : 1) Nous sommes vivants. 2) La situation n’est pas normale. 3) Nous refusons la normalisation de l’état de fait de l’Occupation. 4) Si on nous frappe, nous sommes capables de frapper en retour. Le réflexe de se défendre est un instinct naturel, une sorte d’évidence vitale. Mais il ne peut pas tenir lieu de stratégie politique, surtout dans une situation aussi complexe et difficile que celle de la Palestine. Nous devons donc élaborer des stratégies définies par des objectifs et des accomplissements précis. Je suis désolé de le dire ici, mais d’après ma modeste compréhension de l’histoire de notre combat, la lutte armée n’a jamais constitué une stratégie. Elle a peut-être été, à un moment donné, une stratégie pour construire un mouvement – ou pour prouver que nous existions – mais la lutte armée n’a jamais été une stratégie politique pour atteindre des objectifs précis et réaliser notre libération. Et pourtant cette question (de savoir si la lutte armée est un instrument de libération) n’est toujours pas close. Elle continue d’influencer de façon décisive les façons de penser et la culture politique de générations entières de Palestiniens, qui ont été élevés dans cette problématique ou cette terminologie. C’est une immense responsabilité pour nous de clore en toute bonne foi cette partie de notre histoire. Si la lutte armée a été un succès, disons-le. Si ç’a été un échec, disons-le aussi. Et si ça n’a pas été une stratégie, admettons-le. Pour moi, ça n’a pas été un échec : je dis que la conclusion à tirer est qu’il ne s’agissait pas d’une stratégie de libération, et que nous devons reconnaître que la lutte armée a toujours servi des buts différents, dans des contextes différents.

Les principaux points à prendre en compte
par une stratégie de résistance

Si nous voulons parler sérieusement de la stratégie de résistance, nous devons prendre en considération les points suivants :

1) Notre capacité à faire payer le prix à nos adversaires.

Ce point ne mérite pas qu’on s’y attarde longuement : le peuple palestinien a amplement prouvé qu’il pouvait faire payer très cher ses ennemis. Mais la question ne s’arrête pas là. La vraie question est de savoir comment cela se traduit politiquement. Il ne suffit pas de faire payer aux Israéliens le prix. Et croyez-moi, ils ont payé ! Ne vous laissez pas raconter que les opérations militaires n’ont aucune influence. Bien au contraire. Le premier devoir de tout Etat qui se respecte est d’assurer la sécurité de ses citoyens. C’est ce qui justifie son existence. Et s’il n’en est pas capable il a un problème. Ne soyons pas cyniques là-dessus (sur l’influence des opérations militaires). Cela dit, ce n’est pas suffisant. D’un point de vue stratégique, la question est : quel effet politique le prix à payer a-t-il sur l’ennemi ?Est-ce que ça nous conduit à une bataille décisive dont l’un des deux camps sortira brisé ? Il est pourtant clair qu’aucun mouvement de résistance au monde n’a intérêt à se placer sur ce terrain. Allons-nous donc nous laisser entraîner dans une bataille décisive sans en tenir compte et d’une façon qui n’aurait même pas été concertée ? Simplement parce que trois ou quatre personnes (une cellule de résistance) en auraient décidé ainsi – et quelles que puissent être leurs motivations ? Ce serait plus qu’incompréhensible : c’est inacceptable pour un mouvement national qui prétend se battre. Il n’y a même pas à discuter là-dessus. Je reviens à la question de savoir comment ce genre de choses (les opérations militaires) se traduisent sur le plan politique. Par principe, le but du mouvement de libération nationale doit être de diviser la société de l’Occupant, de façon à diminuer sa capacité à payer le prix qui lui est imposé. Si nous constatons a contrario que ce que nous faisons (le type d’actions menées par la résistance) augmente sa cohésion sociale et sa capacité à payer le prix de l’occupation (parce qu’elles le poussent dans un état de chauvinisme nationaliste exacerbé où ses complexes historiques remontent à la surface, etc…), alors il faut arrêter et prendre le temps de la réflexion. Notre longue expérience nationale mérite que nous y revenions et que nous en tirions les leçons.

2) La capacité de la société palestinienne à payer le prix de sa résistance.

Je pense ici à l’expérience de la résistance libanaise, qui a été menée sur un territoire où elle n’avait pas que des partisans. De ce point de vue, le mouvement de libération palestinien est en bien meilleure position. Le mouvement de résistance libanais a du constamment manœuvrer pour s’ajuster à ce que la rue pouvait supporter. Ce qui n’a pas été sans luttes internes. La capacité d’une société à rester ferme et à soutenir une lutte sur le long terme est de la plus haute importance. Mais est-ce qu’on en tient bien compte dans la conduite (actuelle) des opérations ? 3) La nécessité d’un discours politique. Il faut se rendre compte également qu’il n’y a pas d’ action de résistance qui ne s’accompagne pas d’un discours politique. D’abord, et c’est le plus important, la société palestinienne doit être ‘conscientisée’ à travers un discours politique qui lui explique le but à atteindre. Elle doit connaître – pas forcément tous les détails de la stratégie, mais les principales étapes à franchir et où elles conduisent, de façon à ce que sa capacité à faire preuve de sumoud (fermeté) soit augmentée. Si on lui donne ces informations ou ces orientations, elle ne doutera plus d’être entre les mains de dirigeants responsables, et en dépit des hauts et des bas, elle comprendra où elle en est et où elle va. Mais il y a aussi un message politique à envoyer à l’ennemi pour bien lui montrer l’enjeu du combat. Il est important que l’adversaire en prenne conscience, car cela peut le diviser et entamer sa fermeté. Pour reprendre l’exemple de la résistance au Sud-Liban, cela fait une grande différence que la société israélienne sache que l’enjeu du combat est un repli sur les frontières nationales, plutôt que sur Kyriat Shmona (implantation israélienne à proximité de la frontière libanaise). Il est clair que le prix que les Israéliens sont prêts à payer n’est pas le même dans les deux cas. Leur capacité à tenir ferme sera complètement différente aussi. On a pu le constater en 1948, quand le yishuv (la communauté sioniste installée en Palestine avant 48) était prêt à payer très cher ce qu’il estimait alors être en jeu : la prévention d’un nouvel holocauste. Par rapport à la population juive actuelle, le coût qu’ils ont été prêts à payer serait de cent mille morts. A l’inverse, la capacité d’Israël à payer le prix de la guerre d’usure (qui a fait suite à la guerre de 67) sur le canal de Suez était très basse. C’est la raison pour laquelle ses pertes ont été cachées. Le gouvernement savait bien que la société israélienne ne pouvait pas les supporter, surtout après que le président égyptien Gamal Abdel Nasser eut accepté le plan Rogers. En règle générale, d’ailleurs, la capacité d’une société à supporter des pertes militaires est moindre que sa capacité à supporter des pertes civiles. En ce sens, elle réagit à rebours de ce qu’on pourrait attendre. Les pertes civiles donnent l’impression que tout le monde est dans le même sac et que chacun est une cible potentielle. D’où la conclusion qu’il est inutile de discuter ou de négocier et qu’il faut « rester ferme ». S’attaquer à des soldats, en revanche, c’est attaquer une politique. Les soldats portent un uniforme qui symbolise l’Etat et sa politique. Or une société peut changer de politique. Sa capacité à supporter des pertes dues à une politique donnée est donc fortement réduite, parce qu’en théorie, elle est préparée à modifier la politique de l’Etat, si c’est l’Etat qui est pris pour cible.

4) Le message à délivrer au monde : notre combat est une lutte de libération.

Il y a enfin le message à adresser au monde, et en particulier à l’Occident. Ce qui s’est passé ces dernières années est d’une confusion totale en ce qui concerne le message politique que nous avons envoyé. Au moment même où un consensus international était en train de se former en faveur de la lutte des Palestiniens contre l’occupation (perçue comme une forme de résistance anti-coloniale et non de « terrorisme »), le discours politique palestinien a battu en retraite ! Le premier discours mis en avant a fait l’impasse complète sur notre émancipation et s’est efforcé, à la place, d’inscrire la cause palestinienne à l’intérieur des intérêts occidentaux dans la région. On n’y trouve pas la moindre allusion à la libération, aux valeurs progressistes ou à la démocratie. Les tenants de ce discours (l’Autorité Palestinienne) ont, de fait, traité ces idéaux avec un cynisme délibéré, en les assimilant à une erreur historique. Un tel discours, qui ignore l’essence même de la libération, est évidemment incapable de susciter la solidarité. L’autre discours qui est apparu a entrepris de déplacer la base même de la lutte nationale en direction d’un affrontement religieux. Cette transformation d’un mouvement de libération anticolonialiste en lutte religieuse est proprement incompréhensible. Qu’est-ce que les Européens en ont à faire (en termes de solidarité) ? La solidarité avec une lutte de libération s’exprime vis-à-vis de gens injustement opprimés , qui se battent contre l’oppression et qui défendent une cause humanitaire et émancipatrice. Toute la question est donc de présenter son combat dans des termes humanitaires compréhensibles. Si vous n’y arrivez pas, c’est qu’il a un problème.

Résister ou bâtir l’Etat : une fausse contradiction

Toute lutte politique (tout mouvement de libération) qui administre des territoires libérés pointe l’importance de la construction de l’Etat. Je ne vois pas là de conflit, comme si la question posée était : « poursuivre une stratégie de résistance » ou « poursuivre une stratégie de construction (de l’Etat) » . Ou « soit un mouvement de libération nationale, soit l’Autorité Palestinienne ». Tant que certaines parties du territoire sont effectivement gouvernées par l’Autorité Palestinienne, il y a une Autorité Palestinienne. C’est clair. La question est comment conjuguer la nécessité de résister et la nécessité de bâtir l’Etat. De toute façon, il est nécessaire d’assumer un certain nombre de responsabilités civiles, qui touchent à l’administration, l’enseignement, les infrastructures, la santé… Reconnaître l’existence de ces deux nécessités (la résistance et l’édification de l’Etat) ne veut pas à dire qu’elles s’excluent mutuellement. Il faut qu’un dialogue puisse s’établir entre elles. Prenons le cas qui, lors des grandes incursions d’avril (l’opération « Rempart »), a peut-être réussi à lui tout seul à sauver l’esprit national palestinien : le cas du camp de Jénine. Quelles ont été, dans ce cas, les relations (c’est-à-dire la coopération) entre l’Autorité Palestinienne et la résistance ? La question ici, j’attire votre attention là-dessus, ne concerne pas des opérations militaires contre des civils israéliens à l’intérieur de la Ligne Verte. La question concernait clairement des gens recherchés par l’armée israélienne et qui essayaient de se défendre contre la ré-occupation d’une zone A (c’est-à-dire une zone définie par les Accords d’Oslo comme entièrement sous administration palestinienne). Ces gens avaient-ils le choix ? Laissons de côté la dimension émotionnelle des événements. Je sais pour avoir discuté avec certains des chefs qui ont défendu le camp et qui sont actuellement en prison, qu’il y a eu de profondes divergences entre les combattants de Jénine et leurs dirigeants politiques (le choix de résister a été pris indépendamment par les habitants du camp, en violation formelle avec les ordres de l’Autorité Palestinienne). Voici donc un scénario confus et pas du tout un moment marqué par une stratégie. Cela ne relève ni de la résistance, ni de l’édification de l’Etat. Voyons les choses sous un autre angle : y a-t-il contradiction entre une bonne administration de Jénine et la nécessité de défendre la ville en cas d’invasion ? Comprenons-nous : je ne parle pas ici de zones situées à l’intérieur de la Ligne Verte ou, d’une façon générale, dans les Territoires occupés depuis 1967 : je parle précisément de villes et de villages compris dans ce qu’on appelle les « Zone A », je parle de la nécessité de les défendre et de la façon de les défendre. Cela concerne le rapport direct qui existe entre d’un côté l’Autorité Palestinienne, sa capacité à bâtir l’Etat et la confiance que lui accorde la société pour mener à bien cette tâche, et de l’autre côté, la position de l’Autorité vis-à-vis de l’occupation et de la résistance à mener.

Pour une Intifada populaire

Nous vivons une époque de grande confusion, aggravée par les événements du 11 septembre et qui risque de s’aggraver encore en cas de guerre contre l’Irak sous la conduite des Etats-Unis. La question que nous devons nous poser maintenant concerne moins les rapports entre la résistance et l’édification de l’Etat, que celle de l’horizon populaire de l’Intifada (la transformation de l’Intifada en mouvement populaire). Les invasions incessantes, le renforcement du bouclage, notre entrée dans une période de totale réoccupation de territoires autrefois classés en Zone A, la traque des individus recherchés, les arrestations, les assassinats, à quoi s’ajoutent la situation internationale actuelle et les positions de l’administration américaine : tout cela oblige à fortement souligner l’importance du caractère populaire de l’Intifada. A un moment où l’armée israélienne dicte littéralement leur activité aux habitants de Cisjordanie et exerce directement son autorité sur eux, il appartient aux forces sociales palestiniennes de réfléchir, non seulement à des stratégies de résistance ou au rapport entre résistance et réforme (ou édification de l’Etat), mais aussi à la possibilité d’organiser la lutte de masse – lutte qui aura son coût, je le sais bien, mais qui portera également ses fruits. Après le 11 septembre et la « redéfinition du terrorisme », après les opérations (palestiniennes) qui ont été menées (depuis cet événement et cette redéfinition), il est temps que la société palestinienne se reprenne, et que nous affrontions la machine d’occupation israélienne en civils, dans les conditions d’une lutte de libération nationale. Si le dialogue national sur ce point reste simplement fixé sur l’alternative « pour ou contre les opérations militaires », il court à l’échec Le dialogue national palestinien doit d’abord examiner nos objectifs politiques et comment nous pouvons lutter ensemble de façon positive. Si nous arrivons à déterminer le contexte organisationnel de la lutte et à nous enthousiasmer pour ce contexte et pour sa nécessité, nous trouverons aussi le désir de lutter ensemble. Je pense que la société israélienne est bien plus fatiguée que nous ne l’imaginons. En dépit de sa mobilisation et de tous les généraux derrière lesquels elle s’abrite, elle est fatiguée de ce combat, sur le plan sécuritaire, économique, humain, social, etc. Les Israéliens ont payé cher. On sent qu’ils ont envie d’en finir et de poser certaines questions de manière décisive et définitive. Plusieurs signes montrent que la société israélienne commence à s’impatienter et à bouger. A nous de mettre la pression. Les Palestiniens devraient maintenant descendre dans la rue et demander, en tant que société assiégée et opprimée : « Au nom de quoi devons-nous subir collectivement le couvre-feu ? » (ces manifestations se multiplient d’ailleurs en Cisjordanie – BTL). A partir du moment où une société a des dirigeants et une organisation, la chose est réalisable dans le cadre de la stratégie que j’ai esquissée : stratégie qui conjugue l’édification de l’Etat, la réforme, un vrai message politique et la résistance. Je sais que la situation est complexe. La question est d’arriver à associer l’économique et le politique, la résistance et la participation populaire. Nous ne sommes pas tenus de tout expliquer. Nous n’avons pas de contrat avec une station satellite qui nous obligerait à dévoiler notre stratégie. Nous devons poser les bases de cette stratégie, un point c’est tout.

(Copyright : Between the Lines, octobre 2002)
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