Ils ne voient pas l’occupation

Article Original: ‘They don’t see the occupation‘, ha’aretz, août 22, 2001

par Amira Hass

Jusqu’à présent, cette Intifada est un échec total. Elle n’a pas réussi à atteindre trois de ses objectifs politiques clairs: expliquer à l’opinion israélienne en particulier et au monde en général que la présence israélienne dans les Territoires n’est rien d’autre qu’une occupation; expliquer que l’occupation (ou le contrôle) d’une autre nation sur sa propre terre, au moyen de la force militaire, lorsque cette nation n’a pas le droit de prendre de décisions quant à son propre destin, est à la fois moralement condamnable et mauvaise d’un point de vue politique pragmatique; expliquer enfin que les Palestiniens sont malades de cette occupation.

L’histoire de tous les systèmes de tutelle et de domination est l’histoire de l’opposition à celles-ci. Il n’est pas besoin d’aller aussi loin qu’en Afrique du Sud, à la période de l’esclavage en Amérique, ou à l’époque de la dictature en Union Soviétique et en Europe de l’Est. Personne n’aurait parlé ou n’aurait pris conscience de l’hégémonie masculine dans les sociétés modernes si des femmes ne l’avaient pas défiée. La domination institutionnelle des Ashkénazes (les Juifs d’origine européenne) dans la société israélienne aurait continué à apparaître comme dans la nature des choses, si les Blacks Panthers israéliennes, et ceux nés dans les quartiers dépossédés, ne s’étaient rebellés contre elle.

Le soulèvement palestinien de 1987, la première Intifada, est parvenu à faire clairement comprendre à beaucoup d’Israéliens que les «Arabes» ne représentent pas seulement des marchés intéressants et une main d’ oeuvre peu coûteuse, mais sont aussi une population civile dont la vie est dirigée par Israël et son armée, une population qui paie des impôts à Israël, mais qui n’a pas le droit de voter et d’intervenir dans le système qui lui dicte sa loi.
Mais le soulèvement s’est révélé incapable de convaincre la plupart des Israéliens et leur gouvernement que la présence israélienne dans les territoires conquis en 1967 est quelque chose de néfaste et qu’elle devrait cesser.

Le fait est que le retranchement israélien dans ces mêmes territoires s’est renforcé, à travers l’expansion des implantations et l’augmentation du nombre de colons, qui sont les émissaires de la politique de domination du gouvernement (et non, comme nous aimons à le présenter, une force indépendante qui impose ses volontés aux gouvernements).

Au cours des sept années passées, le processus de retranchement et la construction de colonies a continué, tandis que le mot «occupation» a presqu’entièrement disparu de notre vocabulaire.
L’Autorité Palestinienne s’est vu attribuer des pouvoirs civils administratifs très limités sur la majorité de la population palestinienne, sans aucune maîtrise sur l’eau, sur la terre, sur la liberté de mouvement et d’emploi de la population.

Le fait que ces pouvoirs administratifs aient été limités à des zones géographiques minimales, morcelées dans des enclaves encerclées par des bases militaires et des colonies, n’est pas apparu aux Israéliens comme une contradiction dans leur conviction qu’ «il n’y a plus d’occupation». L’«occupation» a été remplacée par les termes «zones A, B et C», qui n’ont pas de connotation négative. Les territoires, initialement «occupés» ou «tenus», sont devenus «zones contestées» et plus tard, progressivement, «territoires israéliens», avec un État d’Israël prêt à renoncer généreusement à des parties de ceux-ci…

Dans le cadre du processus d’Oslo, le Président de l’Autorité Palestinienne Yasser Arafat dut, dans une lettre d’engagement à l’ancien Premier Ministre Yitzhak Rabin, promettre de faire cesser les actes de violence et le terrorisme. La plus grande partie de l’opinion israélienne percevait la réalité de l’occupation non pas comme un problème majeur impliquant des notions de morale et de valeur, mais plutôt en fonction de l’intensité de la résistance palestinienne à celle-ci. À partir du moment où les Palestiniens promirent de mettre fin «à la violence et au terrorisme», la réalité de l’occupation disparut des consciences israéliennes.

Les gens en Israël ne se souviennent pas que la promesse d’Arafat fut donnée parce que les Palestiniens et la communauté internationale étaient persuadés qu’Israël abandonnerait sa mainmise sur les Palestiniens.
Les protestations palestiniennes officielles, ça et là, contre les atermoiements d’Israël dans la mise en oeuvre d’un redéploiement dans les territoires et contre l’expansion de la colonisation, s’évanouirent dans l’atmosphère ambiante, les Israéliens s’étant convaincus eux-mêmes qu’il n’y avait pas d’occupation.

Dans une telle atmosphère, il est facile de comprendre pourquoi la version israélienne officielle de Camp David fut acceptée sans discussion, pourquoi les précautions palestiniennes avant de signer des accords non finalisés furent interprétées comme un rejet des “bonnes intentions” d’Israël, et pourquoi le fait que l’annexion des colonies dans des zones stratégiques primordiales ne fut pas perçue pour ce qu’elle était réellement : un moyen de perpétuer la mainmise sur une entité politique palestinienne divisée.

L’Intifada s’est déclenchée parce que le peuple palestinien était fatigué d’une situation d’occupation qui porte d’autres noms, plus doux à l’oreille des Occidentaux du XXIème siècle. Mais parce qu’il ne voit pas cette occupation, le peuple israélien perçoit le soulèvement comme un acte d’agression unilatéral et injustifiable, plutôt que comme un acte de résistance, comme il en est régulièrement apparu tout au long de l’histoire humaine.

Depuis les premiers jours de l’Intifada, l’opinion israélienne se sent très proche de ses compatriotes dans les Territoires, qui furent les premières cibles des manifestations, des pierres, puis plus tard des tirs palestiniens.
Les soldats sont nos enfants, les colons sont de notre famille. Ils sont perçus comme une population pacifique, agressée dans ses foyers.
La frustration palestinienne, générée par le lourd tribut qui est en train d’être payé pour une Intifada qui n’a pas réussi à convaincre Israël et le monde que ce dont il s’agit ici est une occupation, rallie peu à peu la population à la tactique des attaques suicides à l’intérieur d’Israël.

Nous sommes, par conséquent, au commencement de l’histoire de l’occupation israélienne, et c’est plutôt effrayant.